Chroniques Marciennes 9 : Annie Robert, photos Thierry Dubuc 

Marciac  9 Aout  2018

Young blues

Le point commun des deux chanteurs de ce soir, c’est d’abord leur jeunesse et leur utilisation du blues dans leur chant et ces fleurs de nostalgie qui s’invitent par instant.

Charles Pasi d’abord, une dégaine de jeune homme, un petit air de  Jim Morrisson  heureux, accroché à un harmonica qui semble absorber ses humeurs comme un prolongement de sa voix et de son souffle. C’est d’ailleurs avec cet instrument anti- académique et marginal, l’instrument du pauvre, que ses quatre musiciens et lui rentrent sur scène dans une country d’Ouest américain, énergique et joyeuse. L’album qu’il défend ce soir, s’appelle Bricks et c’est vraiment le nom qui lui convient. Une drôle de mosaïque que ce garçon et sa musique. Petit bout de ci, petit bout de ça, un mélange de tessons multiples : gris du blues, bleu du folk, éclats de verre brillant de la pop tonique, morceaux d’argile rouge du sable country, ou paillettes d’orpailleurs de l’intimité.

Un brin de Dylan dans une chanson folk, un brin de nostalgie bouche fermée pour une douce berceuse, un brin de rock et des soupçons de Little Richard avec la guitare bien saturée et agile de Joseph Champagnon et la basse groove de Sébastien Levanneur, une chanson crooner de bar enfumé, un solo d’harmonica juste soutenu par la batterie light de John Grandcamp, un standard de Nina Simone passé à la moulinette du rag-time … bref des légos et des briques emboîtées … ça pourrait faire capharnaüm, improbable auberge espagnole mais pourtant l’ensemble fonctionne. On prend plaisir à l’écouter. Peut être par ce que c’est porté par de la générosité, le plaisir d’être là, l’harmonie des compos et la simplicité pas nunuche du propos. On peut aussi souligner la belle complicité qui lie les cinq musiciens, le ciment solide de cette mosaïque. Ils partagent la voix parfois (Better with Butter) les impros (au piano Pity Cabrera bien déchaîné) et visiblement le plaisir d’être là, de jouer, de s’exprimer sans auto analyse à la clé.

Leur rappel avec échange d’instruments à la clé, à quatre sur le piano puis à cinq sur la batterie est un exemple de la joie potache qui les unit. Le blues version positif.
Un bon moment joyeux avec cette bande de potes qui devient la notre pour un instant.

Autre configuration et autre ambiance avec Selah Sue.

Elle démarre dans une lumière intime et bleutée, en voix off. Petite libellule, vêtue de lin blanc, comme perchée sur son roseau, elle semble d’une grande fragilité. La voix pourtant puissante, très belle, avec un vibrato quasi permanent, se drape d’un voile un peu rauque, émouvant car il semble venir de loin, du tréfonds de soi. Cela ajoute encore à l’impression de branche qui danse. Qu’est ce donc qui tourmente cette jeune femme ? Quelle est l’inquiétude qui l’habille, et contre laquelle elle lutte, ce blues qui se sent comme un parfum amer, jusque dans sa tenue, sa retenue, sa respiration ? Une jolie berceuse pour Little baby juste à la guitare et au violoncelle nous éclaire le regard. La «demoiselle» cherche à chanter la vie, sa vie (d’ailleurs elle en parle en anglais, suprême chic en plein Gers, alors qu’elle est francophone…bof…)
Elle annonce une volonté de changer de route, d’aller vers quelque chose de plus pur, de plus simple : sa voix, sa guitare et autour d’elle, deux instruments harmoniques, un violoncelle et un piano.

On se dit que chouette, elle va nous embarquer dans une émotion palpable, ourlée de mélodies délicates et soutenues. C’est oublier que chaque instrument est bardé d’électronique, de loopers et de modificateurs de sons (troublant par exemple d’entendre sa voix harmonisée d’un demi ton par une voix de baryton) et que de fait le côté acoustique n’en a que le nom.

Bien sûr les chansons sont sincèrement investies, pugnaces, griffées de blues, de rock avec des accents de rap ou de reggae et la voix vraiment intéressante fait merveille et nous interpelle. Mais le parti pris électronique ne lui sied pas. Il désincarne le set, le rend distant, immatériel parce que trop permanent. Trop d’effets tue l’effet. Il met les instrumentistes à distance et on ne fait qu’entrevoir leurs possibilités qui semblent pourtant plus que prometteuses. L’électronique est une entrée majeure de la musique actuelle, mais elle doit être au service du propos et non pas une fin en soi, un succédané à la création. Le traitement bancal de «Que sera sera» en est un exemple parlant.
D’ailleurs, l’accueil qui lui est réservé est un peu mitigé. Chacun reste sur sa faim, on lui en veut presque de nous priver d’une émotion que l’on sent présente dans certains morceaux moins «trafiqués» mais qui s’est trompée de chemin.
Ce concert bâti sur son nouveau CD  n’est sûrement qu’une étape à explorer, nécessaire peut être. La route blues ou bien la route sans blues de Selah Sue va se poursuivre, se construire autre, ailleurs. On le souhaite. Elle le vaut bien, la libellule.