Par Vince, photos Philippe Marzat.
Jazz et Garonne 2018, vendredi 12 octobre 2018
Daniel Mille, « Cierra tus ojos » :
Moins médiatisé que Richard Galliano, moins en vue que Vincent Peirani, moins « variété » que Lionel Suarez, le discret Daniel Mille est unanimement reconnu par ses pairs depuis des années ; une Victoire de la musique en 2006, plusieurs projets avec Nougaro et Barbara et des connexions avec le cinéma sont à mettre à son actif.
Originaire de Grenoble Daniel Mille aurait pu choisir le ski ou le hockey sur glace mais heureusement il a choisi la musique, et dans la douceur de ce mois d’octobre, il vient sur les rives de la Garonne, faire souffler son piano à bretelles.
Le répertoire d’Astor Piazzolla est une mine pour les accordéonistes du monde entier. Entre tango, jazz, milonga et musiques de film, les mélodies riches et les rythmes langoureux du compositeur argentin sont une source inestimable et inépuisables.
Daniel Mille nous donne ce soir son interprétation d’une douzaine de morceaux du prolifique et génial mélodiste sud-américain, accompagné par un quartet singulier composé de 3 violoncelles et d’une contrebasse. Singulier mais particulièrement savoureux. Le son chaud et profond des cellos est particulièrement bien adapté au parti pris romantique du Grenoblois.
L’ambiance feutrée du théâtre Comoedia de Marmande est tout à fait propice à ce style musical, tout comme le public, suspendu à chaque note du quintette.
Et des notes, Daniel Mille en joue, mais avec retenue, sans excès, sobrement. Les silences sont aussi éloquents que les notes, et ce discours est un vrai délice pour les oreilles. L’accordéon semble vivre sous l’impulsion de ses doigts ; l’instrument vit, respire, inspire et expire une dernière fois au point d’orgue d’Oblivion. L’interprétation de ce « tube » est étonnante. Débutant par un solo de contrebasse, le morceau revisité par Daniel Mille est une conversation entre la « grand-mère » et l’accordéon, tantôt swing, tantôt balade, un pur bonheur.
Dialoguant tour à tour avec la contrebasse ou les violoncelles, Daniel Mille égrène les notes des riches compositions de Piazzolla, en donnant un aperçu de son propre talent et de l’œuvre du compositeur. Notons au passage les remarques orchestrations pour ce quintette de classe mondiale formé par Grégoire Korniluk, Paul Colomb et Frédéric Deville, tous complices de l’album Cierra tus ojos sortie en 2014, et par Pascal Berne à la contrebasse (remplaçant l’insaisissable Diego Imbert).
Réveillé par les applaudissements du salut, mon voisin me demande, encore un peu endormi, « pourquoi Galliano a-t-il coupé ses cheveux ? ». No comment.
Visage fermé, tourmenté comme le tabgo, Daniel Mille s’ouvre et sourit, plaisantant à chacune de ses interventions auprès du public.
Les 5 musiciens auront entonné, Melodia en La minor, Llueve sobre Santiago, Vuelvo al Sur, Milonga del Angel, Chiquilin, Prelude, Adios Noninos, Ave Maria, Oblivion, Milonfa para tres, Los parajos perdidos, Cierra tus ojos y escucha avant le rappel.
A ce moment précis, Daniel Mille en profite pour remercier chaleureusement son Eric Seva en l’invitant sur scène pour enflammer le fameux Libertango de son volubile sax soprano. Il n’en fallait pas plus pour que la salle s’enflamme avant l’entracte. Mille, merci !
L’ambiance lumineuse aurait gagné à être plus intime, mais comme le dit Philippe, photographe d’Action Jazz, envoyé spécial en Lot-et-Garonne, pour une fois, c’était bien pour les photos !
L’intermezzo est l’occasion de rencontrer Daniel Mille dans le hall d’entrée du théâtre. L’artiste est disponible, attentif à l’autre, loquace voire bavard, à l’opposé de ce que l’on pourrait imaginer de sa personnalité à la seule écoute de son jeu épuré et intimiste.
Eric Seva, « Cross Road » :
Au retour de la pause, à peine sorti d’un parquet lustré de Palermo, le quartet composé par le maître des lieux Eric Seva, nous replonge aussitôt en Argentine. Peut-être dans la pampa cette fois, dans un lieu plus inattendu, moins codifié.
Au carrefour des musiques du monde, le projet Cross Road c’est d’abord la rencontre entre deux saxophonistes, Eric Seva et l’argentin Javier Girotto.
Tous deux gouttant les extrêmes de la famille sax, passant du soprano au baryton, ces gars là étaient faits pour se rencontrer et surtout, pour jouer ensemble. Ensemble, mais pas tout seuls. Et qui de mieux pour tenir la baraque rythmique et assurer la traduction français-espagnol, que le bouillonnant et toujours souriant Minino Garay, compatriote de Javier Girotto, aux percussions. Avec son accent lui donnant un charme irrésistible, il est toujours apte au bon mot, autant qu’aux bons beats. Chevauchant un cajon et entouré d’une batterie qu’il malmène de ses doigts et de ses baguettes, le plus français des jazzmen argentins fait presque à lui seul le spectacle.
Le tableau ne serait pas complet sans la présence caliente du contrebassiste cubain Felipe Cabrera apportant au quartet la justesse de sa ligne de basse métronomique.
Le décor est planté. Une section rythmique du soleil attelée à une paire de sax tantôt à l’unisson dans l’aigu ou dans les basses, et parfois mélangeant soprano et baryton.
Les compositions d’Eric Seva (Le village d’Aoyha, Cross Road…) et de Javier Girotto (La Rural) fusent et s’entremêlent comme les sonorités jumelles de leurs instruments. La présence de la flûte traditionnelle amérindienne sur le titre Arecanios repousse encore davantage les limites du voyage. Leur jeu est précis, généreux, synchrone.
Rythmiques du sud, mélodies du nord, sensualité latine, structure occidentale, la puissance et l’harmonie du jeu émanent de ces notes métissées.
Jamais un tel projet n’aura aussi bien porté son nom ; à la croisée de tous ces chemins, inclassables, improbables le quartet invente, réinvente, s’invente pour surprendre et séduire les auditeurs. Et si les chemins des 4 compères se sont croisés pour s’arrêter un instant aux bords de la Garonne, leur route se poursuivra cette fois en Argentine, pour de vrai, le 15 novembre 2018.
Quelle chance d’avoir pu savourer en avant-première la recette inédite de ce cocktail rafraîchissant, un doux soir d’automne, à Buenos Aires sur Garonne.
