par Philippe Desmond, photos Alain Pelletier.

Eysines (33), mercredi 25 avril 2018.

Le jazz n’a pas de frontière on le sait depuis longtemps, il est quasi indéfinissable tant il est varié. Ce soir à la salle du Vigean d’Eysines pour un concert « hors les murs » du Rocher de Palmer nous allons en avoir une nouvelle démonstration. Quand on se plonge dans la biographie de Biréli Lagrène on est déjà renseigné sur la diversité du musicien, son appétence vers de multiples influences. De la musique évidemment tzigane de ses débuts au post-bop actuel, il aura goûté au rock avec Cream (!) au jazz fusion, au jazz manouche, au jazz be bop, électrique, acoustique… en solo, en duo, en trio en tout ce qui existe. Il aura joué avec Jaco Pastorius, Elvin Jones, Stéphane Grapelli, Sylvain Luc, Didier Lockwood…et même Roger Biwandu qui à 16 ans avait commencé sa carrière professionnelle de batteur à ses côtés. Roger, fidèle en amitié est là ce soir, presque trente ans après.

Ce soir c’est en trio qu’il nous propose ce concert avec ses deux compagnons habituels, Franck Wolf aux saxophones soprano et ténor et William Brunard à la contrebasse. Trio d’une composition un peu inhabituelle, pas de piano, pas de batterie. On va vite s’habituer à cette triplette de magnifiques musiciens.

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« This can’t be Love » le standard swing, lance le set, avec un Franck Wolf lumineux au soprano, les deux autres assurant la rythmique. Biréli visiblement chauffe ses doigts et c’est ainsi que son premier solo va arriver permettant à la régie de régler un peu mieux le son de sa guitare jusqu’ici un peu agressif. Le son va ensuite être parfait.

« Danse Norvégienne », une ballade où le festival de guitare va vraiment commencer, de la véritable orfèvrerie. De la profondeur grave on passe au son cristallin, des gouttelettes de notes – avec l’auriculaire – enjolivent le propos, les mains caressent le manche et la caisse, c’est bien Biréli qui est là devant nous. Le rythme s’accélère délicatement, le sax soprano se fait volubile, la basse se mettant à groover avec légèreté.

On revient sur terre avec le swinguant « Hungaria », la guitare se veut plus percutante, un chorus de contrebasse d’une rare célérité emballe le titre avant un final de guitare époustouflant. Les doigts de ces messieurs sont chauds.

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Quelques mots aimables de Biréli avant de lancer l’immense morceau de Joe Zawinul « Mercy Mercy ». Ce titre il le joue avec le trio D-Strings autour de Jean-Luc Ponty et Stanley Clarke ou Kyle Eastwood. La chance d’avoir vu les deux formations dont la dernière à Saint-Emilion l’été dernier. Et ainsi la possibilité de faire la comparaison, non pour le son général, un violon et un sax ténor ne sonnent évidemment pas pareil, mais pour le jeu de Biréli, un peu contraint avec le trio de cordes dont il n’est pas le leader et ce soir totalement libre. Sur ce titre il va tout faire, la mélodie, les harmonies, la rythmique, les percussions, les bruitages, de la harpe et le tout avec du sens. Une guitare kaléidoscope et pourtant purement acoustique sinon un micro, pas d’effet pas la moindre pédale. On est à l’opposé du « G3 » pour ceux qui connaissent ces champions du monde de vitesse du riff de guitare… Quel merveilleux titre de Joe, quelle belle interprétation du trio, vraiment Mercy Mercy !

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Biréli c’est aussi la fantaisie perpétuelle, on le voit rire et surprendre souvent ses camarades par des citations – de Tico Tico à Mission Impossible – qui surgissent de sa tête et filent directement dans les doigts lors de ses chorus. Les deux autres en profitent pour rebondir et c’est ainsi que les thèmes de base prennent des chemins de traverse que même les musiciens ne soupçonnaient pas de parcourir quelques secondes avant. Ca ne s’appellerait pas le jazz ça ? « On a une liste mais ça part un peu en vrille » nous confie t-il amusé, « mais on aime ça et vous aussi visiblement ». On enchaîne sur un registre be bop très alerte avec « Oléo » et sur scène le plaisir est évident, partagé par l’assistance.

Biréli Lagrène fait ce qu’il veut avec sa guitare et il se trouve qu’il veut beaucoup. C’est une pluie de coups des plus directs aux plus nuancés, quand il est à la guitare c’est le public qui finit KO dans les cordes. Ses deux compères sont plus qu’à la hauteur, voilà des unissons à trois ou à deux, notamment des guitare/sax à des vitesses supersoniques ; osmose totale du trio et prémices de piloérection pour moi ; j’ai bien dit pilo.

Merci Biréli de nous rappeler que d’assister à de tels concerts c’est « La Belle Vie », ce titre de Sacha Distel – un excellent guitariste ayant « mal » tourné – et qui est devenu un standard français universel. Voilà que l’excellent Frank Wolf endosse l’habit de Charlie Parker pour « Donna Lee » ; il lui va d’ailleurs très bien. Tiens un peu de couleur flamenca pour une longue intro qui annonce… un tube de Billy Joël « Just the way you are » émaillé de citations de « Singing in the Rain » ; quand on vous dit qu’il n’y pas de frontière. D’autres titres bien sûr comme « Mouvement » qui rappelle une fugue de Bach, avec toujours cette unité parfaite et ces prouesses de musiciens pas du tout artificielles. Du plaisir pur.

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Ovation générale, public debout rappel obligatoire que voilà : « Isn’t She Lovely ? » c’est pas mignon ça ?

Le public en veut encore, ils reviennent, pour saluer seulement car après presque deux heures de concert où ils ont tout donné, les doigts des uns et les poumons et les lèvres de l’autre demandent grâce. Merci messieurs pour ce concert éblouissant, la grande classe.