Texte et photos Vincent Lajus
Pendant la période estivale se déroule chaque année dans la Drôme provençale encigalée de la vallée du Rhône, un festival de Jazz d’inspiration féminine.
Parfum de Jazz, c’est son nom, en est à sa 25ème édition cette année. La singularité de ce festival en est donc que la programmation musicale est principalement consacrée aux artistes féminines, tant par les interprètes que par les leader(e)s des différentes formations proposées. Sans exclure les hommes, je vous rassure; Yin et Yang sont indissociables. Le Jazz a toujours été inclusif, et il le restera. Parfum de Jazz a été toutefois le premier festival du « genre » en Europe et rien que pour cela : Bravo !
Animé par une équipe très motivée, sympathique et accueillante de quatre-vingts bénévoles sous la présidence de Catherine Vilalta, ce rendez-vous musical qui s’étale sur un mois – cette année du 19 Juillet au 17 Août, vous permet de voyager non seulement par les sens, mais aussi physiquement en parcourant les différents lieux et villages de la Drôme provençale accueillant les concerts On et Off, les expositions, stages, conférences, Ciné-Jazz, etc…, ce qui fait de cet évènement un festival complet, qui ne peut que combler les attentes de chacun… et chacune, donc.
Cette année, Action Jazz a été gracieusement invité (merci !) à découvrir une partie de la superbe programmation, et plus spécialement les deux concerts donnés à Pierrelatte par des artistes de renommée internationale : la chanteuse sud-coréenne Youn Sun Nah, et la violoncelliste et volcanique chanteuse cubaine Ana Carla Maza.
Je me régalai à l’avance d’écouter ces deux grandes dames dans le cadre merveilleux du théâtre du Rocher de Pierrelatte, paroi verticale de calcaire urgonien formant un écrin exceptionnel aux futurs concerts, mais un orage matinal d’une intensité pluviométrique rare a obligé les organisateurs et techniciens à se replier pour les deux jours sur la toutefois très moderne salle municipale, équipée de sièges bien confortables. Vraiment pas de chance pour une région réputée, et à juste titre, pour son ensoleillement !
1ère soirée : Youn Sun Nah, Mercredi 07 Août 2024.
Youn Sun Nah : Chant, boîtes à musique, percussions
Benjamin Moussay : Piano préparé, synthétiseur, Fender Rhodes.
Youn Sun Nah est en tournée cet année avec un répertoire intimiste tiré de son dernier album « Elles », opus célébrant les voix féminines, de Piaf à Björk, en passant par Nina Simone, Maria Joao, etc… Elle ne pouvait donc que se joindre à la programmation de Parfum de Jazz, vous en conviendrez aisément.
Elle s’est entourée de pianistes prestigieux : Bojan Z, Éric Legnini, Tony Pæleman, et ce soir Benjamin Moussay, qui s’est intégré avec un bonheur visible et audible, aux chansons proposées par l’étonnante vocaliste.
Car Youn Sun Nah est plus qu’une chanteuse. En plus d’incarner les textes et mélodies de son répertoire avec justesse et passion, elle prend plaisir à prendre des risques vocaux surprenants, se lançant dans des scats d’une technicité folle qui laissent souvent l’assistance bouche bée, tout en déclenchant des manifestations d’enthousiasme au diapason de sa performance. Il faut dire qu’avec une tessiture de plus de trois octaves, la Dame a de quoi exprimer bon nombre de ses délires.
J’ai eu la chance de l’écouter et de la découvrir avec ce répertoire quelques jours plus tôt, lors du Festival de Marciac, après un concert déjà légendaire du Maître Charles Lloyd. Nous étions nombreux à nous demander alors, naïfs que nous étions, comment la vocaliste allait bien pouvoir garder le niveau atteint ce soir-là par l’immense saxophoniste californien. Et bien tout comme sous le chapiteau géant du Gers, l’artiste du soir nous a tous conquis et charmés, emmenés en quelques notes dans son univers poétique et onirique, fait de contrastes subtils, alliant force et douceur, alternant silences et déchaînements proches du free Jazz. Un petit plaisir personnel si vous me le permettez à l’écoute de la version du White Rabbit des Jefferson Airplane.
La complicité évidente avec Benjamin Moussay a bien sûr joué un rôle déterminant dans la réussite globale du spectacle. Un concert en duo, piano-voix en l’occurrence, ne saurait se concevoir sans un partenaire d’une grande qualité. Le pianiste et compositeur strasbourgeois, lauréat du concours Martial Solal et familier de Louis Sclavis entre autres, a été au diapason des ambiances proposées, sachant sur ou souligner toutes les nuances vocales, sans se départir entre chaque morceau d’un sourire qui en disait long sur le plaisir ressenti. Ses improvisations sont inspirées et son modulateur de son relié au Steinway est utilisé à bon escient. Bravo à lui !
Les deux rappels devant un public debout terminèrent en apothéose ce récital magique.
Bref ! Si vous ne connaissez pas encore Youn Sun Nah, il est grand temps pour vous de découvrir cette artiste complète, émouvante et surprenante, qui vous laissera finalement j’en suis certain, « zépanouis, zenivrés zet heureux ».
Youn Sun Nah « Elles » (Warner).
2ème soirée : Ana Carla Maza, Jeudi 08 Août 2024
Ana Carla Maza : Chant, violoncelle / Norman Peplow : Piano, synthétiseur, chant / Marc Ayza : Batterie, chant / Luis Alfonso Guerra Ramirez : Percussions, chant / Irving Acao : Saxophone Ténor, Flûte, chant.
Pour cette deuxième soirée à Pierrelatte, Parfum de Jazz a convié la chanteuse, compositrice et violoncelliste cubaine Ana Carla Maza et sa banda. Après l’intimité de la veille, c’est ce soir une promesse de soleil, de danse et de fête, avec les musiques caribéennes proposées dans le dernier album de la jeune femme de 29 ans.
Ana Carla Maza, pour ceux qui la découvrent, est une musicienne et compositrice au talent précoce qui a grandi à Cuba dans une famille de musiciens (sa mère à la guitare, son père au piano). Elle a très vite montré des prédispositions pour la musique, le chant, le piano et la composition, avec ses premières créations originales dès l’âge de six ans. La danse faisant partie intégrante du bagage pédagogique cubain, elle s’y consacre également, avant de se tourner vers le violoncelle qui deviendra son instrument principal.
Elle s’installe à Paris à l’âge de 17 ans pour étudier au conservatoire et suit un moment les pas de Vincent Segal. Les concerts et tournées se succèdent rapidement, quatre albums sont désormais au compteur de l’artiste.
C’est dans le cadre du dernier en date « Caribe », qu’elle se présente à nous ce soir, accompagnée pour l’occasion d’un groupe de renommés musiciens à la réputation reconnue.
Dès les premières minutes, le ton est donné. Le concert sera festif ! Ana Carla nous entraîne dans un tourbillon de rythmes latins et nous invite à la suivre dans une danse endiablée, effrénée. La jeune musicienne est rayonnante, fraîche et sensuelle, à l’image des femmes de son île lointaine. Elle se déhanche en rythme derrière son violoncelle, jouant avec sa chevelure, chantant sans jamais se départir d’un large sourire et d’un enthousiasme communicatif.
Elle invite l’auditoire à la suivre, à se lever, à danser, à reprendre en chœur les paroles. Les spectateurs sont happés dans le tourbillon d’énergie et de lumière qu’elle génère, au risque parfois il faut bien le reconnaître de s’épuiser, tant l’artiste insiste peut-être un peu trop, notamment vers la fin du spectacle qui s’étire légèrement en longueur. Il faut avouer que la scène était devenue alors une piste de Rumba avec des danseurs venus du public invités par l’artiste à venir la rejoindre.
Les musiciens autour d’elle quant à eux, n’ont eu – malheureusement à mon goût, que peu de place pour être mis en valeur et c’est bien dommage, car dès que l’opportunité de « se lâcher » leur était donnée, le concert prenait une dimension encore plus solaire, et la clave faisait monter de plusieurs étages les vibrations déjà si présentes jusqu’alors. Mais c’est aussi le jeu d’un spectacle tout entier dédié au rythme et au dynamisme.
Les montuno et chorus de Norman Peplow étaient parfaits, inspirés et ancrés dans la tradition, les solos et accompagnements d’Irving Acao nous élevaient avec l’intensité et le goût sûr du très grand saxophoniste qu’il est, et les rythmiques percussives de Luis Alfonso Guerra Ramirez et Marc Ayza soutenaient le tout avec rigueur et liberté.
Je regretterais personnellement de n’avoir pas eu l’opportunité de savourer davantage son talent et sa sensibilité dans des morceaux plus lents, style Boléro, et qui auraient peut-être permis des respirations bienvenues et mis encore plus en avant ses talents de virtuose.
Quoi qu’il en soit, le talent est là, présent, indéniable et Ana Carla Maza a encore bien des années devant elle pour nous faire partager son amour des musiques cubaines et latines. Bravo donc à elle et ses compadres pour le spectacle du soir. Sabroso !
Ana Carla Maza « Caribe »
Pour conclure, je voudrais adresser mes félicitations aux technicien(ne)s son & lumière qui ont vraiment assuré pendant ces deux jours en s’adaptant aux changements de dernière minute avec professionnalisme et talent : Patrice Guigue, Gaël Dumur, Jonas Weiss, Myriam Bayad, et Diane Ackerman.
Merci à mes ami(e)s Patrick Martineau, le grand photographe de Jazz, grâce à qui j’ai pu découvrir ce rendez-vous, et Lydie « Badibule » Tastavin, qui m’accueillit en son antre (si vous passez dans le coin, arrêtez-vous donc déguster les petits plats faits maison de sa Brasserie de la Croix d’Or. Vous y serez reçus comme à la maison) avec générosité.
Parfum de Jazz est donc en finalité un festival à marquer dans vos agendas d’une croix blanche, tant par la qualité et la diversité de la programmation, que par la sympathique et positive ambiance concoctée avec amour par l’équipe actuelle. Et puis, lorsqu’il fait moche dans le Sud-Ouest, là-bas, il fait beau et chaud. Normalement !