Magma : deux jours au sommet du Rocher

Par Philippe Desmond (intro, concert 1, conclusion) et Jean-Luc Dagut (concert 2)

Photos : Jean-Michel Meyre et PhD

Magma dans un blog de jazz ? J’entends déjà ce type de remarque. Et d’abord où les met-on si on veut en parler, ils sont inclassables. Et puis une des icônes de Christian Vander n’est-elle pas John Coltrane, lui aussi inclassable à une certaine époque et pourtant légende du jazz depuis longtemps. Et tout au long des concerts on en entendra des passages de jazz, tellement puissant, tellement inspiré, on va le voir.

Mais revenons au propos, Magma est pour deux soirées au Rocher de Palmer, la très longue amitié entre Christian Vander et Patrick Duval, le maître des lieux, y est certainement pour quelque chose. Deux concerts différents en plus, le premier consacré au nouvel album « Kãrtëhl » complété par « Ëmëhntëhtt-Rê », le second pour célébrer les 50 ans (oui, un demi siècle) du légendaire « Mekanïk Destruktïw Kommandöh »

Musiciennes et musiciens pour les deux concerts :

Voix : Stella Vander, Hervé Aknin, Isabelle Feuillebois, Caroline Indjein, Sylvie Fisichella, Laura Garrato

Batterie, chant : Christian Vander / Claviers et voix : Thierry Eliez, Simon Goubert / Guitare : Rudy Blas / Basse : Jimmy Top

Premier concert le vendredi 3 février 2023

par Philippe Desmond

Un peu comme dans ces vieux films muets où on voit sortir de terre des peuples souterrains, c’est le peuple Zeuhl qui converge vers le Rocher de Palmer ; c’est quasi complet. En majorité les cheveux sont gris, les traits sont marqués mais on sent l’envie dans les démarches, l’impatience. Bientôt trois ans que Magma n’était pas venu à Bordeaux, c’était au Fémina le 7 mars 2020, vous savez, quelques jours avant l’apocalypse, le peuple Zeuhl, comme les autres, étant alors obligé de se terrer. Voir l’article du concert : https://blog.lagazettebleuedactionjazz.fr/magma-leternite-renouvelee/

Voilà donc le nouvel album « Kãrtëhl », d’abord « Walomëhndëm Warreï » (ça y est, mon correcteur d’orthographe a lâché l’affaire, KO, le Kobaïen lui est inconnu) une composition de Thierry Eliez. Trois ans déjà qu’il a rejoint le groupe et une parfaite immersion musicale ; la profondeur magmaïenne est là. Ils sont onze sur scène (plus l’assistant technique de Christian caché derrière), cinq instrumentistes et six voix, Stella Vander et Hervé Aknin devant, pour donner vie à tout cela. Au centre de tout ce peuple, le Maître des Forges, Christian Vander, encadré par deux énormes Chinoises ; des cymbales bien sûr. Pas de round d’observation, c’est bien Magma. « Hakëhn deïs » une compo de Christian apporte une touche de joie et sa patte est bien là. Avec « Do rïn ïlï üss » la pulsation Magma arrive alors qu’un rythme de bossa nova inhabituel se propage ensuite par « Irena balladina », une bien belle ballade en effet. Ce nouvel album a un aspect solaire loin de la noirceur complexe de certaines œuvres, Magma sait se renouveler en restant lui-même.

Stella nous annonce alors qu’il vont jouer un classique du groupe et nous voilà partis pour « Ëmëhntëhtt-Rê ». La machine est chaude, le public aussi, il est temps de décoller ; ça va être à la verticale pour une deuxième partie de concert éblouissante. Le vaisseau Magma va se lancer à vive allure, puissant, inarrêtable, près de trois quarts d’heure sans pause. Un son profond et céleste, une lourdeur agile, une énergie intense, une engagement total des musiciens. Un moment le quintet d’instrumentistes se retrouve seul, c’est énorme, de la joie éclaire leurs visages, Christian hilare échangeant des clins d’oeil avec Thierry. On est sur des sommets vertigineux, j’en frissonne encore… de bonheur. Les voix, surtout féminines, reviennent ajoutant cette couleur si caractéristique du groupe, inégalable, éternelle. On sent le public vivre l’évènement jusqu’à l’explosion finale du magma musical.

Deux rappels et notamment « Dëhndë » un titre assez pop soul qui figure sur le dernier album, chanté en anglais par Christian (Simon aux baguettes), un morceau composé par un des fondateurs du groupe, son ami disparu René Garber alias Stündëhr (le fou). Superbe hommage devant une salle debout. Et vous savez demain on remet ça !

 

Second concert le samedi 4 février 2023

Par Jean-Luc Dagut

Magma, groupe mythique des années 1970, «culte » et « cultissime » dirait-on même aujourd’hui, revient vers nous. Magma a été, et restera, le plus grand groupe français, incomparable tant sa démarche est originale. « Solitaire et hautain », Magma est l’oeuvre de Christian Vander, son génial créateur, compositeur de l’essentiel des oeuvres, et batteur hors pair dans les années 1970.

Christian Vander n’était âgé que de 21 ans lorsqu’il a créé le groupe en 1969. Celui-ci a acquis rapidement une grande notoriété dès la sortie de ses premiers albums, « Kobaïa » en 1970, et « Mekanïk Destructïw Kommandöh » en 1973 notamment. Le groupe a donné de très nombreuses séries de concerts en France et en Europe durant toute la décennie. Chacun était un évènement. Un grand rendez-vous, très attendu.

La formation a accueilli une pléiade de musiciens renommés, parmi lesquels Yochko Seffer, Teddy Lasry, Faton Cohen, Jannick Top, Michel Grailler, Claude Engel, Bernard Paganotti, Dominique Bertram, Benoît Wideman, Didier Lockwood, et aussi bien sûr le chanteur Klaus Blasquiz, entouré de choristes formidables emmenés par Stella Vander. Plus de 150 musiciens ont participé à l’aventure. L’originalité, l’esprit et la force des compositions, la richesse des orchestrations, toujours renouvelées, la puissance et la virtuosité du jeu de batterie faisaient de ces spectacles des moments exceptionnels.

Après une parenthèse dans les années 1980, le groupe s’est reformé. De nouvelles compositions ont été enregistrées. L’oeuvre, au total, est importante. Quinze albums ont été à ce jour publiés. Quatre DVD parus en 2005, sous le label « Seventh Records », relatent les grandes étapes de l’histoire du groupe : « Mythes et légendes. Epok I, Epok II, Epok III, Epok IV ». Magma a reçu le prix des Victoires du Jazz en 2020.

La musique de Magma est très particulière. Ni rock ni jazz. Un style irréductiblement original, qualifié de « Zeuhl » par son créateur. Une « musique classique contemporaine », disait celui-ci dans une interview, d’ascendance européenne, jouée avec des instruments modernes et constituée d’éléments vocaux très riches. Une musique de rythmicien. Christian Vander le soulignait dans une interview : « la musique est à tendance obsessionnelle (…) Dans celle-ci, le rythme mène à la mélodie ».

Les chants sont exprimés en « kobaïen », langue de la planète « Kobaïa ». Ce langage inventé, aux accents germaniques, sonne parfaitement dans cet univers musical. «Ni le français ni l’anglais ne sont assez expressifs, et ne correspondent à ma musique », expliquait celui-ci. La langue extra-terrestre confère au concept une dimension universelle.

La planète imaginaire de « Kobaïa » est présentée comme un modèle où régneraient l’harmonie et la pureté, dont les représentants seraient toutefois investis de la fâcheuse mission de punir l’humanité terrienne, vulgaire et arrogante, en proie aux vices et à l’auto-destruction. Seuls les plus sages pourraient être sauvés… Il y a sans doute en chacun de nous une part de « Kobaïa », la part de rêve d’un monde meilleur, et d’une humanité sensible, paisible et généreuse. L’éloignement de cette utopie fait comprendre les accents martiaux du « commando de destruction mécanique »…

Le décor est planté. Le livret défini, la mise en musique est évocatrice. Magma… Une lave en fusion, émanant des entrailles de la terre. Une musique venue d’ailleurs, volcanique, éruptive, à haute température, au plus haut degré sur l’échelle de Richter dans ses moments intenses, qui nous laisse entrevoir dans ses chants apaisés les douceurs d’un « autre monde » perdu dans le cosmos.

De la route des Incas aux tombeaux égyptiens, des divinités païennes aux paradis cosmiques, la musique de Magma nous transpose dans la troisième dimension. Imprégnée de part en part de ce mysticisme, elle ravive cet imaginaire qui gît au fond de nous.

On ne sort pas indemne d’un concert de Magma. Chacun entre insouciant, et en ressort croyant. Les agnostiques les plus endurcis, les moins férus de langues étrangères, repartent les yeux brillants, la tête perdue dans les étoiles. « Magma est une folie pure ». La folie opère. « Ceux qui ne cèdent pas finalement à l’irrationalité sont aussi névrosés que ceux qui y succombent trop vite», disait Gaston Bachelard.

Lors de son deuxième concert donné samedi 4 février au Rocher de Palmer, Magma a joué en première partie, comme la veille, certaines compositions extraites de leur quinzième et dernier album « Kârtëhl ». Celles-ci ont été commentées dans la chronique précédente. La reprise de

« Mekanïc Destructïw Kommandöh » en seconde partie a constitué le clou du spectacle.

Oeuvre maîtresse et emblématique du groupe, MDK avait été enregistrée pour la première fois il y a 50 ans exactement. Le concert célébrait l’anniversaire de cette création majeure, pour la plus grande joie du public très « fan » rassemblé ce soir-là.

La musique est d’une grande beauté. La composition est construite autour du rythme. Les harmonies restent classiques, mineures essentiellement, et simples. La progression est lente et bien orchestrée jusqu’aux paroxysmes finaux. La marche du départ rappelle fortement « Carmina Burana », l’oeuvre célèbre et magnifique du musicien allemand Carl Orff (1936). Les motifs musicaux sont répétés, et enrichis progressivement. Le jeu de batterie scande les temps forts. Les riffs de chant s’enroulent autour des parties instrumentales. La « machine à mouvement perpétuel », comme on a pu qualifier Magma parfois, est lancée. Les mesures à 7/4 dans certains passages portent une superposition polyrythmique aux effets envoûtants. Certaines ambiances font penser au « Sacre du printemps » d’Igor Stravinsky (1913), dont l’univers a représenté également une source d’inspiration pour Christian Vander. La montée en intensité dans le final mène à une apothéose « quasi-wagnérienne ». L’envol est garanti. Aller simple vers Kobaïa. On se sent pénétré. Transcendé. Envahi d’une certaine grandeur. La musique est envoûtante, addictive. L’énergie est transmise. Un grand voyage.

Un grand bravo à Magma et à Christian Vander, pour ces plus de cinquante années de vie musicale, de créativité ininterrompue, d’énergie donnée, et de fidélité têtue à un projet artistique complètement original, exigeant et de haute qualité. Magma intemporel, et indémodable. C’est sans doute un devoir de jouer et de rejouer ces œuvres, à la fois pour ceux qui les connaissent déjà et ont un immense plaisir, voire un besoin, de s’y replonger, et pour tous ceux qui ne les connaissent pas encore et seront surpris de les découvrir…

 

En conclusion :

Lors de ces deux concerts nous avons rencontré des personnes qui n’avaient encore jamais vus Magma, pas forcément de la jeune génération. Avant les concerts je me suis amusé à leur dire « Magma, ça passe ou ça casse » ; les revoyant après, la mine réjouie, ils m’ont tous dit « Ça passe ! ».

Quant aux puristes , certains ont regretté une certaine baisse d’énergie du groupe et de son leader ; ne regrettaient-ils pas tout simplement leur jeunesse ?

Pour être complet :

Le second soir une première partie était proposée à Anaïd que la plupart d’entre nous ont découvert. Une belle découverte justement ! Pourtant le groupe existe depuis 1981 (avec des musiciens différents autour de ses deux piliers Emmanuelle Lionet et Jean-Max Delva) et en est à son 7ème album, le dernier étant « Seven Lives ». Une chanteuse expressive, habitée, Emmanuelle Lionet, des musiciens talentueux, polyvalents et interchangeables à l’envi pour un univers qui n’est pas si loin de celui de Magma, avec des passages de pur jazz.

Emmanuelle Lionet : chant, percus / Jean-Max Delva : batterie, claviers, vibraphone / Alexis Delva : guitare, basse / Enguerran Dufour : basse, trompette / Théo Ferrari : claviers, sax ténor, batterie, sax ténor

Galerie photos :