« Silence was pleased »

par Philippe Alen

Ce 7 octobre, au Conservatoire de Bergerac, Didier Lasserre présentait sa pièce « Silence was pleased » en ouverture de la 14e édition du festival itinérant Écouter pour l’instant, après une « sortie publique » cet hiver, à la MECA de Bordeaux puis au Théâtre des Quatre Saisons à Gradignan.

Que l’on ait accompagné ou pas le parcours de Didier Lasserre depuis ses débuts, qu’on le découvre seulement pour cette occasion, ce soir-là, au Conservatoire de Bergerac – comme la plus grande partie du public réuni par Écouter pour l’instant – à le voir contempler longuement ses fûts avant de les émouvoir, on a compris que le nom du groupe qu’il a réuni pour une création, « Silence was pleased », répond à la constante recherche qui l’anime, celle d’un rapport juste entre le son et le silence. Celui par lequel s’épanouit leur réciprocité. Le choix d’en passer cette fois par l’écriture pouvait surprendre. Il résulte cependant de l’exigence même qui a porté tout son engagement d’improvisateur.

Didier Lasserre

Pour aller vers ce qu’il entendait, il lui fallait « trouver un chemin ». Si l’improvisation rendait à elle seule l’accès difficile, il fallait recourir à d’autres moyens. Il était plus facile de noter par des indications précises les points clés – entrées, sorties, tuilages –, des profils mélodiques, une part importante étant encore laissée à l’improvisation dont l’esprit est néanmoins spécifié. De ce fait, le choix des musiciens se révélait crucial pour préparer l’apparition, dans ce moment d’équilibre rêvé, crépusculaire, de la lune en majesté. Puisque c’est là ce qu’évoquent les vers de Milton qui sous-tendent la pièce au titre emprunté au Paradis perdu : le silence qui descend sur la création, les bêtes tapies dans l’herbe, les oiseaux au nid, le chant solitaire du rossignol, pour l’accueil de la lune, jetant nue son manteau de lumière. La musique s’éveille quand s’éteint la clameur du jour. Du septet rassemblé, on n’entendra donc que des sous-groupes, généralement des paires tuilées, parfois un trio, une fois, pour le finale, un quartet qui fugitivement héberge le fantôme d’un sextet.

Tout commence logiquement par une fin. Le disque s’achève (un vieux vinyle), le sillon fermé de bruit blanc crachote un peu, tout doucement, et l’on reste envoûté par ce qui s’est passé, que l’on a pas entendu, hors champ. Au concert, c’est le silence qui précède l’ovation. Sur cette diffusion de Denis Cointe (sons diffusés), dans cet espace, viennent se lover deux lièvres au gîte, les respirations conjuguées de Benjamin Bondonneau (cl) et de Jean-Luc Capozzo (tp), couchées sur des valeurs longues.

Benjamin Bondonneau et Jean-Luc Capozzo

Un léger staccato introduit le chant. Laurent Cerciat (alto) distille alors quelques-uns des vers de Milton de son timbre venu d’ailleurs, comme tombant du ciel.

Les premiers s’étant effacés, un long roulement de timbale relayé du fond du piano (Didier Lasserre, dms, perc, et Christine Wodraska, p), porte lentement la dynamique à un palier plus élevé sans rompre le sentiment installé de paix profonde. Sur son fond de silence, la nuit bruit, présente l’envers du jour tonitruant.

Gaël Mevel

Une longue tenue de violoncelle (Gaël Mevel) glissée dans les résonances du piano, s’ombre d’un grondement sourd venu du tréfonds d’un boîtier comme du noyau de la Terre, et se résout en solo murmuré, retenu. Il prépare le retour de la voix, d’abord seule, avec laquelle il dialogue par intervalles disjoints. Lorsque le piano reparaît, c’est alors un trio de chambre qui aménage la scène intime d’un lied. Une quinzaine de tableaux s’enchaînent de la sorte, avec le silence pour jointure, les harmoniques, les résonances, pour chevilles. Les timbres s’appellent, s’équilibrent, se courtisent. Ici, c’est une touche d’électronique qui s’ajuste aux harmoniques suspendues du piano, à une clarinette saliveuse et boisée ; là une subtile alliance dans un solo de batterie où le cuivre et la peau cheminent l’un vers l’autre ; ailleurs encore, dans les phrases méticuleuses de la trompette associée aux fûts, comme la rémanence d’une fanfare lointaine, d’un jazz oublié, ressouvenu à l’occasion d’une trace mal attestée. Songe ou mirage ? Car dans la nuit paisible, dans les rêves des bêtes, le jour fait saillie soudain. Un solo de piano construit peu à peu des phrases aux squelettes bien suspendus, et quand il s’adjoint le concours d’une batterie réveillée, un moment plus tonique peut surgir. Ce n’est qu’un soubresaut, un frisson le long de l’échine.

Denis Cointe

Plus tard, un autre solo de piano, égrené en notes isolées ou en simples intervalles, se résorbera très tranquillement dans le miracle d’une note soutenue à l’unisson d’une cloche. Et c’est à sa suite que le poème sera récapitulé en une manière de cantillation étirée à laquelle se joindront pour finir clarinette et trompette, puis piano. Un peu auparavant un solo de « sons diffusés » aura ramené sous des accords de piano le bruit blanc du sillon fermé, mis au premier plan par l’inversion progressive des volumes respectifs. Ce retour signe aussi, pour nous qui nous souvenons du maniement du disque vinyle, le moment du changement de face. Celui où tout recommence. Cette nuit n’est pas la nuit éternelle, mais le moment d’une apparition. Elle n’est pas transfigurée, mais transfiguration. Et réversibilité. Le silence, comme la lueur de la lune, reconfigure le monde, métamorphose, remodèle. Ce moment crépusculaire est une merveilleuse métaphore de la musique, en laquelle son et silence, matière et mémoire, transfusent. Avec « Silence was pleased », la musique, à la fois processus et résultat, songe et réalité, révèle, en acte, ses propres conditions.

Rising in clouded majesty, at length

Apparent queen, unveiled her peerless light,

And o’er the dark her silver mantle threw.

John Milton, Le Paradis perdu

Philippe Alen

Pour entendre à nouveau « Silence was pleased », il faudra se rendre à Cognac, le 29 mai, au festival MetaMusiques de la Fondation Martell.