propos recueillis par Philippe Desmond

A l’occasion de la sortie de son nouvel album Guillaume Nouaux, gardien du temple du jazz traditionnel, nous a accordé une interview avec sa passion et sa précision habituelles. Il s’est entouré pour ce disque des meilleurs pianistes de Stride avec qui il a joué, Louis Mazetier (Fr), Bernd Lhotzky (All), Chris Hopkins (USA), Lucas Filastro (It), Harry Kanters (Pays Bas) , Alain Barrabès (Fr) et Rossano Sportiello (It).

La présentation officielle de l’album se fera le 5 novembre 2020 à l’Olympia d’Arcachon avec le trio de Guillaume Nouaux ; Alain Barrabès (piano), Jérôme Gatius (clarinette). Lien vers la chronique de l’album : https://wp.me/p9qjQE-5GB

Crédit photo : Bernard Jouan

AJ : Après « Guillaume Nouaux & the Clarinet Kings » la clarinette, voilà « Guillaume Nouaux & the Stride Piano Kings ». Tu vas passer tous les instruments en revue , batterie en moins bien sûr ?

GN : Pas du tout. Je n’ai pas et je n’ai jamais eu l’envie de présenter une série qui serait classifiée par instruments. La raison de ces deux albums successifs sur le même thème des « Kings », c’est que j’adore la formule du trio clarinette-piano-batterie. Aussi, j’aime et j’ai la chance de connaître beaucoup de très bons clarinettistes et de très bons pianistes capables de jouer dans ce format où chaque instrumentiste à un rôle majeur et très différents dans son approche du jeu qu’il pourrait avoir avec une formation plus large (avec contrebasse et/ou une guitare par exemple). Je pense que ce type de trio demande une cohésion encore plus soudée entre les musiciens et surtout une compréhension de son rôle qui évolue sans arrêt au cours d’un même morceau. Cela n’est pas vraiment le cas dans un trio classique de type piano-contrebasse-batterie, orgue-guitare-batterie ou un trio guitare-contrebasse-batterie, où chacun sait généralement ce qu’il à faire tout au long du concert pour que le trio sonne bien. Dans un trio sans contrebasse, chaque instrumentiste doit être capable de jouer (ou au moins sous-entendre) les mélodies et de devenir parfois instrument d’accompagnement, comme une section rythmique à lui tout seul. Tout cela, en prenant parfois même le rôle d’un instrument secondaire ou complémentaire (comme par exemple le trombone pour ce qui concerne le jazz) lors de collectives, là où deux improvisations mélodiques s’entre-mêlent entres elles. Je précise que lorsque je donne le trombone en exemple comme un instrument au rôle le plus souvent secondaire ou complémentaire, cela n’est bien-sûr absolument pas péjoratif. J’aime beaucoup les trombonistes aussi ! Depuis le début, j’ai imaginé un projet global avec l’envie de mettre en avant mes clarinettistes et mes pianistes favoris à travers deux albums distincts. Concernant les pianistes, ils sont donc naturellement des spécialistes du jeu sans contrebassiste, employant une technique pianistique du jazz toute particulière qui fut notamment représenté par les grands jazzmen de l’histoire que sont James P. Johnson, Willie « The Lion » Smith, Fats Waller, Art Tatum, Don Ewell et d’autres… Cette technique de jeu consiste pour le pianiste à jouer à la fois la basse et les accords avec sa main gauche, la mélodie avec la droite, et des improvisations parfois avec les deux mains. Cette technique de jeu née à New-York autour des années 1920 s’appelle le « piano stride ».

AJ : Par contre avec la participation de dix rois et seulement une reine de la clarinette et aucune pianiste parmi les sept tu vas en ce moment t’attirer des ennuis !

GN : La musique en tant qu’art, ne peut objectivement pas répondre à ce genre de pensée avec des quotas en fonction des sexes. Sauf évidement si cela devient un « concept d’album » que de vouloir mettre à tout prix les femmes du jazz à l’honneur comme cela a pu déjà être fait. Mais dans ce cas, c’est choisir et assumer de présenter la jazzwomen comme un « concept ». La femme devient alors en quelque sorte l’objet marketing d’une cause qu’elle serait plutôt censée défendre… Dans les arts, comme dans certains sports, il me semble très difficile et même malsain de vouloir créer une mixité artificielle. Mis à part la pratique du chant qui est un cas à part dans le jazz, car il compte beaucoup plus de talents femmes que d’hommes ; il se trouve que le milieu des instrumentistes de jazz regroupe une proportion d’hommes bien plus importante que celle des femmes. C’est un fait indéniable. Pour mon album avec les « Clarinet Kings » j’ai contacté quelques-uns des meilleurs clarinettistes que je connaissais et il se trouve qu’il y avait parmi ceux-ci une femme, Aurélie Tropez. Pour moi le seul critère c’est la qualité, pas son sexe. Pour les « Stride Piano Kings » j’avais également pensé à une femme avec qui j’ai déjà eu l’occasion de jouer et qui pratique le piano stride à un très haut niveau. Elle s’appelle Stéphanie Trick. Mais si j’aurais bien aimé l’avoir dans cet album, ce n’est absolument pas parce c’est une femme, mais bien parce-qu’elle fait partie des meilleures dans le domaine qui m’intéresse pour cet album, le piano stride. Vivant à St Louis au Etats-Unis, je n’ai pas pu l’avoir en studio à Paris à temps et avec l’arrivée du virus COVID-19, j’ai décidé de sortir le disque quand même cette année. Il se trouve que les meilleurs pianistes de stride que je connaisse sont des hommes ; et si les meilleurs n’avaient été que des femmes, il ne fait aucun doute qu’il n’y aurait que des femmes dans mon disque ! Le sexe n’est absolument pas le problème ; il n’est pas un critère, ni une question pour moi. C’est le niveau qualitatif du musicien ou de la musicienne qui m’importe et bien-sûr aussi les affinités que j’ai pu créer avec des personnes avec qui j’ai l’occasion de jouer plus ou moins régulièrement qui ont défini mes choix. Et pour le coup, je ne me retrouve jamais dans la situation de jouer un concert avec une femme au piano, du moins c’est extrêmement rare.

AJ : Pourquoi cette noble envie de partager ta musique avec tous ces musiciens ? Un jeu, un défi ?

GN : Ni un jeu, ni un défi. Juste un amour profond pour la musique et un grand respect pour tous ces musiciens. J’ai eu l’envie de réaliser ce fantasme de graver quelque chose pour l’éternité avec tous ces musiciens. Les pianistes que j’ai invité sont des maîtres dans leur domaine et j’ai un jour réalisé que j’avais quand même beaucoup de chance de les connaître et qu’ils comptent tous parmi mes amis. Mon rêve ultime aurait été de pouvoir réaliser un album entier avec chacun d’entre-eux, mais lorsque j’ai commencé à compter le nombre de musiciens avec qui j’aimerais faire quelque-chose et à comptabiliser les années qui défilent, il m’a fallu trouver une solution plus rapide et plus raisonnable sans pour autant renoncer à réaliser mes rêves. J’ai alors trouvé cette solution de les inviter tous sur un même album pour enregistrer deux morceaux avec chacun d’entre-eux.

AJ : Tu as déjà joué sur scène avec chacun d’entre eux ou non ?

GN : Oui, comme je l’ai dis précédemment, ce sont tous des amis que je connais de plus ou moins longue date et j’ai eu plusieurs occasion de me produire avec chacun d’entre-eux.

AJ : Le choix du répertoire a t-il été concerté avec chaque pianiste ?

GN : Oui c’est ça. J’ai suggéré des morceaux comme base de discussion, eux aussi, puis nous avons au final décidé ensemble.

AJ : Dans ces cas là qui arrange le morceau ?

GN : Comme pour mon album précédent avec les Clarinet Kings, il n’y a pas eu d’arrangement. Du moins, aucun arrangement écrit. Certain pianistes sont arrivés au studio sans même connaître au préalable les morceaux que nous allions enregistrer, et une heure plus tard c’était déjà dans la boite. Cela s’est passé d’une manière vraiment très jazz « à l’ancienne » au studio. On a joué une fois ou deux les morceaux à enregistrer, surtout pour décider comment commencer et comment terminer ensemble. Puis nous avons enregistré en suivant une ou deux prises, maximum trois ; puis j’ai choisi celle que j’ai jugé être la meilleur pour chaque morceau.

AJ : Parle nous du stride, étape entre le ragtime et le piano jazz. 

GN : Le Stride n’est pas du tout une étape, le stride c’est du piano jazz ! C’est simplement le nom d’une technique pianistique qui permet au pianiste de jouer à la fois les basses et les accords de la main gauche tout en improvisant mélodiquement de l’autre main. Les premiers maîtres et les créateurs de cette façon de jouer sont ceux que j’ai cité plus hauts (James P. Johnson, Lucky Roberts, Willie The Lion Smith, Fats Waller…). Ensuite des pianistes plus modernes on continué jusqu’à aujourd’hui à employer cette technique du piano stride : Earl Hines, Art Tatum, Teddy Wilson, Thélonious Monk, Jacky Byard, Keith Jarrett, Martial Solal.. Bien qu’il soit apparu autour des années 1920 dans le quartier de Harlem à New-York, le stride n’est pas une époque, c’est une manière de jouer le jazz au piano. N’importe quelle morceau peut être interprété en stride. Les « Stride Piano Kings » sont à mon sens assez bien représentatifs de ce que l’on peut entendre de mieux aujourd’hui parmi les maîtres actuels dans ce style de jeu.

Avec Alain Barrabès il y a bien longtemps…

AJ : La façon d’accompagner ce style à la batterie est-elle spéciale ?

GN : Oui, c’est très différent du jeu d’un batteur de jazz basique qui accompagne principalement sur la cymbale en ponctuant avec des coups de caisse claire et de grosse caisse. Jouer sans contrebassiste et avec un pianiste stride demande au batteur un jeu beaucoup plus mélodique et varié pour ne pas créer trop de monotonie. Un jeu plus centré sur les peaux que sur les cymbales afin d’ancrer solidement le tempo. Le jeu dans cette formule demande également une palette plus grande des dynamiques, car le piano acoustique possède une puissance limitée et il ne faut jamais le couvrir car c’est lui qui joue l’essentiel de la mélodie et des harmonies du morceau. La grosse caisse devient le cœur du trio et les notes de basses jouées au piano en sont en quelque sorte le poumon. Les sons du piano et de la grosse caisse mêlés doivent remplacer en quelque sorte la contrebasse au point que l’on ne doit jamais avoir le sentiment qu’il manque quelque chose pour insuffler le swing nécessaire. Aussi le jeu du batteur est beaucoup plus libre qu’avec un contrebassiste ou avec un organiste. Le batteur n’est pas absolument lié à un instrument particulier. Il peut emprunter toutes les directions qui l’inspirent, sans risque d’interférer avec le jeu d’autres musiciens. Je dirais que la grande subtilité dans ce contexte est que le batteur doit pouvoir fermement imposer une direction, mais cela sans trop se faire entendre.

AJ : Comment avez-vous fait matériellement pour l’enregistrement ? Du présentiel ou du visio comme on dit maintenant ? Il est vrai que vous n’êtes qu’en duo si j’ai bien compris

GN : Tout s’est déroulé en situation de live dans un studio d’enregistrement en région parisienne. Une ou deux prises de chaque morceau et c’était dans la boite. Je suis totalement réfractaire à cette utilisation de la technologie pour produire des co-vidéos ou des séances de co-enregistrements, comme cela a pu se développer depuis le confinement ; du moins pour du jazz… Si au final ce type d’enregistrement peut être agréable à écouter, pour moi cela n’est pas ça le jazz. Il manque là l’essentiel : la vie ! Le jazz est une musique vivante et elle ne peut vivre que par la rencontre, les interactions en direct, employant parfois des chemins inattendues.

AJ : Comment se présente l’avenir immédiat pour toi, ton trio avec cette saleté d’épidémie ?

GN : Comme tout le monde, je ne sais pas trop… On va jouer quand cela est possible et le reste du temps on attend la reprise… Il y a toujours des annulations qui arrivent, mais aussi des nouvelles dates pour l’année prochaine. Alors mon agenda 2021 est déjà assez bien fourni. Espérons simplement que la reprise de tous les lieux de musique ne tardent pas trop à rouvrir et tout ira bien. Je suis d’un naturel optimiste et c’est ce qui m’a toujours sauvé. Au pire, si rien n’a bougé d’ici un an, je crois que je commencerai peut-être à réfléchir à changer de métier ou à le faire différemment en accord avec le nouveau monde, mais je suis assez confiant pour l’avenir car le peuple terrestre ne pourra pas supporter bien longtemps toutes ces privations.

Lien vers le concert à Arcachon : https://www.arcachon.com/offres/guillaume-nouaux-trio-arcachon-fr-2826983/

Pour faire connaissance avec les pianistes invités :

site web : https://www.guillaumenouaux.com/