« Surprises de l’évidence »

Entretien avec Alice Rosset et Jean-Christophe Kotsiras (HasinAkis)

Propos recueillis par Philippe Alen, photos JC Pratt (NB) et Dana

À l’occasion de leur venue le 14 mars à Bignac, en Charente, les pianistes Alice Rosset et Jean-Christophe Kotsiras reviennent sur le dialogue qu’ils ont initié entre Jean-Sébastien Bach et Lennie Tristano. À vrai dire, bien plus qu’un dialogue : jouées en alternance, mises en miroir, par l’alchimie d’un programme finement élaboré dans le détail, leur œuvres se relaient, se prolongent, s’interpénètrent et finissent par se féconder mutuellement.

Ce travail d’orfèvre donne corps à des évidences qui, sans cela, resteraient à l’état de fantasme et restitue à l’intelligence toute sa part sensible.

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Alice Rosset, de formation classique (je rappelle : Conservatoires de Montreuil, de Poitiers, Conservatoire Royal de Bruxelles), vous vous produisez en concert en solo mais aussi, régulièrement en soliste avec orchestre symphonique. Pour autant, vous vous êtes montrée curieuse d’autres musiques (notamment brésilienne), vous vous confrontez à la littérature avec deux spectacles en duo avec la comédienne Anne Danais, l’un sur une lecture de Duras, l’autre consacré à George Sand et Chopin.  Alors, plus particulièrement, quel rapport entretenez-vous avec le jazz ?

Alice Rosset : Il me semble que j’écoute du jazz depuis mon adolescence. La première fois que j’y ai « touché », c’est quand j’ai poussé la porte du Big Band du conservatoire de Rochefort, vers 12-13 ans. Ensuite, à Poitiers, j’ai fréquenté beaucoup d’étudiants en jazz, à la fac, au conservatoire… et j’allais écouter des concerts de jazz. Mais cette musique me paraissait inaccessible, en tant que pianiste. D’abord, c’était une musique pour les hommes, et encore plus, jouée par des hommes. C’est très récent de voir des femmes instrumentistes de jazz. Je ne parle pas des chanteuses bien sûr. Tout ceci n’était pas formulé consciemment, mais maintenant je sais que la distance que je ressentais, le fait de ne pas être autorisée à la « pratiquer », le fait d’avoir le sentiment que je ne pourrais jamais maîtriser ce langage, tenaient essentiellement à cela. Mais j’étais attirée, alors je m’en approchais, petit à petit, l’air de rien, presque sans faire exprès. Quand je vivais à Paris, je me suis présentée à l’examen d’entrée d’un atelier de jazz animé par le vibraphoniste David Patrois. J’y suis restée presque deux ans, parallèlement à mes études au Conservatoire de Bruxelles. Puis, entre 2016 et 2019, j’ai eu la chance d’être accueillie au Centre des Musiques Didier Lockwood, et d’étudier auprès de Benoît Sourisse, Stéphane Guillaume, André Charlier, Jean-Michel Charbonnel, Pierre Perchaud… et des nombreux musiciens qui interviennent dans cette école. Pendant ces années-là, j’ai eu pour la première fois des cours de piano jazz, de rythme, d’harmonie jazz, d’écoute… J’ai surtout découvert de l’intérieur que cette musique (ou ces musiques devrais-je dire, tellement les influences sont nombreuses) n’est évidemment pas réservée aux hommes. Aujourd’hui je continue d’approfondir cette musique principalement auprès de Jean-Christophe, et nous continuons ensemble de tisser des liens avec la musique écrite dite classique…

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Jean-Christophe Kotsiras, pour le pianiste de jazz que vous êtes, quelle place occupe Lennie Tristano dans votre panthéon ?

Dans mon panthéon, Lennie Tristano fait partie des musiciens (de jazz, mais pas seulement) les plus importants, autant pour le résultat (peu nombreux, ses disques n’en sont pas moins capitaux), que pour la démarche. Je pense que l’influence de Lennie Tristano et de ses élèves est bien plus importante que ce qu’on peut lire dans les livres d’histoire du jazz.

Le jeu de Tristano est très fluide, très lié, en apparence monotone: de longues lignes de croches, de triolets ou de doubles, mais en réalité avec beaucoup de relief, un peu comme un dessin en noir et blanc. Les multiples accents, les découpages rythmiques (par groupe de 5, 7, 9 notes) créent une polyrythmie et une polyphonie sous-jacentes et permanentes, sans parler du placement et de la longueur des phrases.

Il s’agit d’une approche très riche et constructive car non radicale: elle garde un cadre très strict (essentiellement des standards de 32 mesures) et l’exploite, l’utilise comme un élément de tension plutôt que de s’y plier.  C’est ce rapport entre le cadre et la liberté qui m’a tout de suite fasciné, et continue de le faire.

Les femmes dans le jazz… Sans nier que ce fut surtout une affaire d’homme, aux côtés des chanteuses, les femmes se sont illustrées comme pianistes justement… Mais, pour en venir sans tarder au projet d’HasinAkis : comment est venue cette idée de confronter Bach et Tristano ?

AR : Depuis le début de notre rencontre musicale, il y a une dizaine d’années, nous jouons chacun notre tour, pour l’autre, des morceaux de notre répertoire en cours, pour le plaisir de s’écouter, de se nourrir de l’univers de l’autre, de chercher des liens entre musique écrite et improvisée, sans thème précis, sans limite, ni de de style ni d’époque. Et puis, plus récemment, nous avons eu l’envie d’approfondir les liens entre deux compositeurs en particulier. Les mondes de J.-S. Bach et Lennie Tristano se sont imposés assez rapidement. D’autres rencontres nous attirent, par exemple celle entre les œuvres de Bartòk, Prokofiev et Monk…

JCK : Pour ma part, je suis évidemment d’accord avec Alice. La rencontre entre Bach et Tristano s’est « imposée ». Peut-être parce que mon premier relevé de solo était Line Up ; peut-être parce que j’ai repris des études de piano classique, alors que j’étais déjà contaminé par le virus tristanien, pour travailler précisément du Bach, pour approcher cette sensation quasi permanente de « surprise de l’évidence », commune aux deux musiciens; peut-être aussi parce que les élèves de Tristano travaillaient du Bach et jouaient des inventions ou des fugues en concert.

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« Surprise de l’évidence », c’est une superbe caractérisation des effets propres de ces deux créateurs, qui, pour ma part, restera. Mais justement, quelles ont été les évidences, mais aussi les difficultés dans cette entreprise de dialogue et de confrontation ?

JCK : Jouer du Bach et non du Bach pour clavier seul (sa musique transcende l’instrument) : pièces pour clavier (préludes, invention, danses de Partita, Fugue…), mais également concerto pour clavier et orchestre, suite pour violoncelle, suite pour orchestre, et la liste n’est pas exhaustive.

Jouer la musique de Tristano n’impliquait pas de jouer uniquement ses compositions: aux côtés de ses propres démarcations et expérimentations (re-recording par exemple), il s’agissait aussi de jouer la musique de ses « élèves »  (Konitz, Marsh, Popkin, Broadbent) ainsi que des potentiels contenus dans sa démarche (le mélange avec la musique baroque et latine chez Clare Fischer, les musiques africaine/grecque/la valse dans les compositions personnelles), tout en creusant l’aspect polyphonique et polyrythmique dans l’écriture.  

Quant aux difficultés, elles étaient simples, elles aussi : il fallait réussir à jouer toute cette (ces) musique(s), ô combien exigeante(s)! Par-delà le texte, exprimer, vivre et partager l’évidence…

AR : Nous avons construit notre échange sur la base de l’évidence : c’est-à-dire que le choix de chaque morceau est inspiré par l’œuvre qui précède ; un motif mélodique, une ambiance, une tonalité, un enchaînement harmonique… appelle de manière évidente (au moins pour nous !) le morceau suivant.

La difficulté, pour moi, est bien sûr dans la réalisation de la musique de Bach ; c’est une musique très exigeante, qui demande une implication absolument permanente. En plus, cette entreprise de dialogue nous demande d’alterner les rôles, de prendre sa place au piano puis de la laisser, puis de la reprendre ; le fait de jongler entre ces deux positionnements, entre ces deux manières de vivre la musique, jouer/écouter, nourrit et ajoute une difficulté à la fois. Enfin, jouer en concert d’autres styles, la musique de Tristano, mais aussi des compositions de Clare Fischer et de Jean-Christophe, est relativement nouveau et quelquefois déstabilisant même…

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Comment avez-vous conçu votre programme, évolue-t-il – et comment – au fil des concerts ?

AR et JCK : débuts d’Hasinakis, le programme était ouvert et improvisé en temps réel ; la règle du jeu était de puiser dans notre répertoire personnel (en perpétuelle évolution et le plus vaste possible) un morceau appelé par le morceau précédent. Le fait de se concentrer sur un répertoire précis est une autre facette du projet, qui, sans exclure la première, vient l’enrichir. Bach et Tristano s’imposaient et se répondaient naturellement dans nos programmes improvisés.

Au commencement, la voix. (Bach composait des voix, pour des voix, indépendamment de l’instrument ; Tristano pensait en lignes mélodiques et imposait l’apprentissage par le chant). Commencer à une voix, puis faire entrer progressivement les suivantes, a du sens à nos yeux : celui de révéler l’origine de cette musique.

D’un point de vue structurel, l’articulation du programme en plusieurs parties, elles-mêmes décomposées en deux pièces (à la manière d’un prélude et fugue), en trois mouvements (à la manière d’un concerto, avec un mouvement central lent), ou en danses (à la manière d’une suite ou d’une partita) s’est imposée.

Le programme évolue, inévitablement, presque à notre insu, au fil des concerts. Comme une résurgence de notre démarche initiale.

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Jouer Bach pour Alice, jouer Tristano pour Jean-Christophe, est une chose. Mais autre chose est de jouer l’un, non pas seulement et l’autre, mais avec l’autre : comment est-ce que ce jeu d’aller-retour, de miroir, influe sur votre manière de jouer l’un et l’autre ? J’imagine que quelque chose peut bouger, se déplacer, et qu’Alice ne joue peut-être pas tout à fait dans ce contexte comme elle jouerait dans un récital entièrement dévolu à la musique de Bach ? Question d’accent, d’agogique. Qui peut se poser également, mais différemment sans doute pour la façon d’aborder Tristano par Jean-Christophe ?

AR : En effet, jouer Bach dans ce contexte est différent, ne serait-ce que dans le choix des œuvres. Je me permets par exemple de jouer des pièces qui n’ont pas été composées pour le clavier, ou bien d’extraire un mouvement de concerto, ou de séparer un prélude de sa fugue. Associer Bach à des musiques composées au XXe siècle le rapproche de nous, le rend encore plus intemporel et moderne aussi. Jouer en jouant à ne plus savoir ce qui est écrit ou improvisé, ce qui ouvre des espaces de liberté et de perte de repères…

JCK : Étrangement, mais en toute logique, jouer un morceau d’obédience tristanienne s’inscrit beaucoup plus facilement dans ce contexte que dans une set list « standards » de jazz. Les thèmes, en effet, sont de véritables camées alexandrins. L’improvisation qui précède, suit, ou entrave l’exposition du thème, n’en est que plus « tendue », c’est-à-dire sans relâchement, mais aussi « bandée » comme un arc, vers une cible. Le challenge est d’arriver à un lâcher-prise à l’intérieur de cette concentration, qui transcende l’impression de liberté liée à l’improvisation, pour atteindre une sorte de supra-liberté. Recontextualiser ainsi cette musique (celle de Tristano et de ses disciples) pousse à jouer, à improviser jazz, en profondeur, tout en se délestant de bon nombre de conventions idiomatiques.

« Des espaces de liberté » en jouant Bach, « improviser en profondeur » : si je comprends bien, vous vous retrouvez chacun à mi-chemin, sans avoir quitté votre propre place. Or c’est aussi le trajet que fait l’oreille qui vous écoute, qui vous accompagne en s’écartant de la place qui lui est a priori assignée par son attente, tant celle-ci demeure le plus souvent clivée. Ce qui, j’imagine, est pour bien des publics – dans la mesure où les vôtres sont fort divers – un effort : vous est-il perceptible ? Quels retours en avez-vous eu ?

AR et JCK : Oui, c’est exactement ça, nous nous retrouvons à mi-chemin, comme si nous jouions deux aspects d’une même pensée musicale, sans clivage, donc. Le public semble percevoir cette cohérence (on peut peut-être même parler d’unité) et accepter les risques du voyage : la perte de repères, l’impasse d’une attente, la surprise…

Certains auditeurs nous ont dit par exemple ne plus faire de distinction entre classique et jazz, ou aimer se perdre avant de retrouver le fil, ou encore ne plus savoir qui de nous deux est en train de jouer.

En fait, nous jouons tous les deux tout le temps, tant l’écoute de l’autre est active. C’est cet effort, cet accompagnement du processus, qui est également demandé à l’auditeur ; mais sans effort, point d’art.