Sinne Eeg & Thomas Fonnesbæck : un joyau de concert au Cube

Par Philippe Desmond, photos Philippe Marzat

le Cube, Villenave d’Ornon le 9 novembre 2022

Le concert

Belle initiative des services culturels de la ville de Villenave d’Ornon de nous proposer la chanteuse-compositrice danoise Sinne Eeg. Déjà huit ans que l’Académie du jazz lui a attribué le prix du jazz vocal pour son album « Face the Music » le septième des neuf qu’elle a sortis. Ce soir elle est venue dans la configuration du dernier « Staying in touch » en duo avec le contrebassiste Thomas Fonnesbæck, une formation audacieuse, déjà testée en 2015 et qui fonctionne à merveille déjà sur l’album. Dans un magasin HiFi haut de gamme que j’ai récemment découvert, ils se servent de cet album pour faire tester leur matériel aux clients. Ainsi deux semaines avant le concert, j’ai vraiment eu l’impression d’avoir le duo à mes côtés…

Hier soir je l’avais devant moi et ce fut encore bien meilleur ! Pourtant et si je n’avais pas écouté le disque, l’affiche ne me tentait pas plus que ça. Un duo voix contrebasse ça m’attire moins qu’un combo complet ou qu’un big band. Mais je sais que la curiosité est très souvent récompensée ; ça n’a pas manqué. Malheureusement d’autres ont eu cet a priori et ne sont pas allés plus loin. Nous n’étions pas assez nombreux dans cette magnifique salle du Cube pour admirer ce joyau de la couronne danoise.

Scène minimaliste donc pour accueillir Sinne, telle une diva – qu’elle n’est pas, tellement sympathique – et un maestro, de la contrebasse en l’occurrence. « Take Five » en ouverture, culotté de reprendre ce titre au tempo si complexe à un seul instrument à cordes, que dis-je, deux instruments à cordes, à ce niveau la voix en est un des plus beaux. Un arrangement qui rend ce titre simple, lumineux et une interprétation des deux magistrales. Sinne en plus de sa voix a une belle présence, une gestuelle précise qui soutient le propos. Et cette contrebasse ici mise en valeur (et comment !) alors qu’elle est souvent cantonnée derrière dans un rôle rythmique, des chorus, pas toujours passionnants, lui étant de temps en temps alloués. Je vais me fâcher avec la moitié de mes ami(e)s contrebassistes en disant cela, pourtant ils et elles ne sont pas concernés ! Quel bel instrument quand on lui laisse ainsi la parole, au service de la mélodie, du rythme et du swing. Thomas Fonnesbaeck est éblouissant en entente parfaite avec la voix de Sinne, un duo fusionnel.

Une version très personnelle de « Summertime » qu’on redécouvre, le scat arrive, juste, pas envahissant. Autre standard, pas de jazz mais de pop, « The Long and Winding Road » des Beatles en 1969 sur l’album « Let it be ». Douce ballade, voix suave de Sinne, glissandos sensuels sur le manche de Thomas. « Streets of Berlin » composé par Sinne, volontairement partie dans cette ville pour y trouver l’inspiration ; elle y a certes créé ce titre, le seul, mais a surtout rencontré la solitude qu’elle retrace dans cette chanson. Danoise elle chante et parle dans un anglais parfait qui me donne l’impression d’avoir fait des progrès dans cette langue ! « Spring Walls » une composition de Thomas et retour aux standards. « Too close for comfort » avec un swing épatant de la contrebasse bien soutenu par la voix de Sinne, suave ou puissante, d’une tessiture de belle amplitude. Une vraie chanteuse. Quant à Thomas c’est tout simplement un contrebasse-hero, il en sort des choses dont je ne connaissais pas l’existence !

Mais il ne nous a pas encore tout montré, le voilà à la basse électrique maintenant pour un « Love for sale » hallucinant ; un accompagnement d’une richesse harmonique et rythmique surprenante et toujours cette voix de Sinne. Mais quel régal ce concert ! « You don’t know what love is » , Billie, Nina, même Chet, dormez tranquille, Sinne est là. Du blues maintenant avec « Evil Gal Blues » de Lionel Hampton, Sinne s’y fait garce,

I’ve got men in the east, men in the west

But my man in Bordeaux always loves me the best !

Pas diva pour deux sous Sinne, fraîcheur et humour en plus. En plus de son man in Bordeaux elle évoquera aussi son vin rouge et même après le concert !

En rappel, le duo nous confirmera que rien ne l’arrête, les voilà qui s’attaquent à « Caravan », la voix de Sinne prend des accents orientaux, la contrebasse réinvente la mélodie, une prouesse de plus. Public debout.

Ce duo est parfait.

https://www.villenavedornon.fr/culture-sport-loisirs/saison-culturelle/

L’interview

Propos en anglais recueillis pas Philippe Desmond ; Ivan Cormier pour l’aide à la transcription en français.

A la suite du concert et après avoir fait avec grande gentillesse une séance de dédicaces en dialoguant avec le public, Sinne et Thomas ont bien voulu nous accorder une interview au pied levé. Nous les en remercions.

Action Jazz : Tout d’abord bravo pour ce magnifique concert ! Pourquoi avoir choisi cette formule, le duo, et ce, dès 2015 ?

Thomas Fonnesbaeck : En nous produisant à plusieurs reprises dans cette configuration nous nous sommes « éclatés », le duo procure tellement de sensations inédites que nous y avons pris goût. L’idée d’un enregistrement est venue et nous l’avons fait.

Sinne Eeg : La toute première fois que j’ai donné un concert avec basse, batterie, saxophone, voix, donc sans aucun instrument polyphonique pour faire entendre des accords, je me suis sentie vraiment inspirée. L’absence d’harmonies complètes libère énormément d’espace ; sans regret cette absence ne gêne absolument pas du fait que l’oreille rétablit spontanément les harmonies à faire entendre, la mélodie se réajuste d’elle-même et cela ouvre au chanteur ou à la chanteuse de nouvelles possibilités. C’est alors que j’ai proposé à …… de nous produire ensemble.

AJ : N’est-ce pas plus difficile d’être pour ainsi dire à nu, sans pouvoir s’abriter ou se cacher derrière l’orchestre ?

TF :  C’est une chose qu’on apprend à maîtriser avec la pratique. Le choix des notes est capital, pour que cela sonne vraiment il faut se préparer minutieusement. Vous êtes sans cesse actif/réactif, il n’y a pas de temps mort dans le spectacle ; c’est un défi, mais c’est aussi ce qui est chouette dans cette aventure. Sans aucun piano, aucune guitare pour vous aider, c’est le grand saut dans le vide.

AJ : Cela implique aussi le silence de l’auditoire, je suppose.

TF : Exactement.

AJ : Vous mêlez vos propres compositions à des standards.

SE : Oui, normalement, vous savez, dans d’autres configurations, je valorise mes propres morceaux, mais ici nous voulions simplement inclure quelques originaux dans un ensemble de standards et de titres de musique pop.

AJ : Chanter en big band et chanter en duo, vous qui avez fait les deux, est-ce comme faire le grand écart ?

SE : Le son n’est bien sûr pas le même, mais pour moi cela n’entraîne pas de changement fondamental. Se produire, c’est écouter et faire avec ce qu’on a. Le métier nous oblige à la musicalité, elle est à trouver dans l’instant en fonction de chaque environnement. Au final, le but reste le même : faire honneur à la musique. En ce qui concerne la part de l’improvisation, nous avons des arrangements propres au duo qui offrent cette souplesse, cette flexibilité possible si nous ne sommes que deux, tandis que dans un big band, l’arrangement est écrit de bout en bout, il faut s’y tenir note pour note. Mais cela ne change pas radicalement notre jeu car si nous sommes libres en théorie, en pratique nous nous appuyons quand même principalement sur des arrangements mis au point au fil des mois. C’est ce qu’il se passe la plupart du temps : dans les variations libres, le respect de nos conventions sert de cadre.

TF : parfois la partie improvisée est réduite, alors que, pour Sinne, c’est son terrain de jeu. Nous démarrons, sachant en gros où nous allons, mais ne donnant aucune indication sur l’itinéraire. La connaissant, je sais de quoi elle est capable, je devine où elle veut m’amener et nous avançons ainsi jusqu’à atteindre notre destination.

AJ : Vous commencez par « Take Five », choix judicieux mais pas des plus simples, avec des variations de tempo. Pourtant vous parvenez à le rendre aussi naturel que s’il allait de soi.

TF : Merci, c’est exactement ce nous essayons de faire. C’est tout à fait notre philosophie.

AJ : Il m’arrive de m’ennuyer pendant un solo de contrebasse, mais pas ce soir. Il m’a semblé que vous tiriez de votre instrument sa quintessence, le mettant en lumière alors qu’il est trop souvent cantonné à l’arrière-plan. Vous nous avez concocté un nectar en véritable soliste. On se souvient que le Danemark s’est imposé sur la scène jazz internationale en particulier grâce au contrebassiste N.H.O.P. (rires et interruption : chez nous on le surnomme « nop ») et aussi à Chet Baker malgré une fin plus dramatique. Qu’en est-il aujourd’hui, la scène danoise fait-elle toujours preuve d’autant d’effervescence ?

TF : Oui, on peut le dire. Malgré la pression sur les salles de spectacle il y a toujours énormément de lieux pour se produire. En ce moment à Copenhague le Montmartre est en travaux. Avant nous avions le Jazzhus dont nous regrettons beaucoup la disparition, mais le jazz se porte bien dans la capitale, et les nombreuses petites salles qui nous accueillent sont réparties sur tout le territoire. Pas mal de lieux sont dédiés au jazz dans le pays tout entier, c’est l’assurance d’une activité régulière.

AJ :  Avez-vous des projets d’avenir de nouveaux enregistrements de prévus pour ce duo ?

SE : Nous continuons de donner des concerts et d’organiser nos tournées. En dehors de ça nous n’avons pas prévu de nouvel enregistrement pour nous deux. Oh, c’est faux ! (rires) J’oubliais, pas d’album de duo en perspective mais un autre projet est en gestation, on a quelque chose sur le feu ! Ce serait peut-être en quartet, mais pour l’instant rien n’est sûr, rien n’est arrêté. Nous en reparlerons peut-être une prochaine fois quand cela se sera concrétisé.

AJ :  Avec grand plaisir, merci pour cet énorme concert, en attendant de nous retrouver une prochaine fois autour d’une bonne bouteille de Bordeaux ou deux.

SE & TF : Absolument. Merci à vous, il est temps pour nous d’aller boire et manger.

Galerie de photos par Philippe Marzat :