Interview de Valérie Chane Tef : concert avec Mino Cinelu à la Réunion

Propos recueillis par Philippe Desmond ; photos Sébastien Marchal et Patrice Achticanon (salut)
En août dernier, Valérie Chane Tef, bien connue comme pianiste compositrice du trio Akoda, a eu la belle opportunité de retourner jouer sur sa terre natale de la Réunion à l’occasion de la 10ème édition du festival Opus Pocus le 19 août dernier. Et elle n’a pas joué avec n’importe qui ! Aux percussions à la guitare au chant, Mino Cinélu, au sax alto Géraldine Laurent et à la basse Thierry Fanfant, excusez du peu, voir en bas de page. Elle n’avait jamais joué avec eux. Elle nous raconte tout cela avec des étoiles encore plein les yeux.


AJ : Comment t’es tu retrouvée dans ce projet ?
VCT : Ce concert était prévu pour le festival Opus Pocus de 2020 mais le covid l’a reporté à 2021. La pianiste prévue Janysett McPherson ne pouvant faire cette date a pensé à moi – la Réunion – car on s’était connues lors du festival autour du piano à la Martinique et on avait bien accroché. Mais la Réunion en plus du passe sanitaire, a connu un confinement spécifique qui a encore reporté le festival. En 2022 plus besoin de passe sanitaire mais Janysett et Mino ont considéré qu’ils m’avaient donné cette date et que c’était chouette que je la fasse chez moi à la Réunion. En plus Mino nous avait contacté avec Akoda pour jouer au mariage de sa fille en juin dernier. Par l’intermédiaire de Janysett il avait écouté Akoda et avait trouvé ça génial. « Est-ce que ça vous dit de venir jouer pour le mariage de ma fille ? »
AJ : ça ne se refuse pas !
VCT : bien sûr, mais nous n’avions pas communiqué car c’était un événement privé, j’avais juste publié une photo avec Mino.
AJ : et la date s’est confirmée quand ?
VCT : tardivement en juillet dernier ! A part moi l’équipe était déjà formée avec Géraldine Laurent que l’on connaît bien et Thierry Fanfant qui a un parcours incroyable. Il m’a dit avoir enregistré dans plus de 1000 albums ! Il joue bien sûr le style de chez lui, la Guadeloupe, mais aussi plein d’autres choses. Mino Cinelu a plusieurs projets différents et chaque fois avec des équipes diverses, en fonction des pays. Là c’était l’équipe Caraïbes comme il l’appelle.
AJ : et le répertoire alors quel était-il ?
VCT : c’était un mélange de ses compositions comme l’incontournable « Confians » (1), s’il ne le fait pas le public n’est pas content, des clins d’œil à Miles Davis avec des choses très groove, le groove c’est ce qu’il aime, des reprises de standards.
AJ : avec Miles il avait fait sa première participation sur l’album « We want Miles » en 1981 déjà (2). Quel âge a-t’il ?
VCT : 65. Sa carrière débute à Paris à la fin des années 70 (3). Le premier instrument qu’il affectionne c’est la guitare puis il devient batteur percussionniste et joue avec les plus grands à Paris ( Lavilliers, Jef Gilson, Colette Magny). C’est dans le free jazz, le jazz fusion qu’il est reconnu également. Dans les années 80 il s’envole pour New York, Il était tout jeune et il a été pris sous l’aile de Miles Davis; il a connu cette belle époque, où il a pu côtoyer des artistes tels que Georges Benson, Wayne Shorter, Kenny Barron. D’ailleurs Thierry Fanfant , qui, fait partie aussi des grands de notre époque, me confiait découvrir très régulièrement sur des albums phare ou référence en Jazz que c’était Mino aux percussions ou à la batterie. Jouer avec cet icône tu n’imagines même pas ! En plus chez moi à Réunion ! Et je vais jouer des choses nouvelles pour moi !
AJ : quand avez-vous répété ?
VCT : comme lui vit à New York c’était compliqué alors il a demandé au festival si on pouvait répéter deux jours avant sur place au Kabardock une belle salle au Port. On avait le backline complet. Mino m’avait contactée trois jours avant pour me donner quelques titres avec des liens pour écouter mais dans des compositions de groupes différentes. On est arrivés le matin et dès 14 heures on s’est mis au travail. Mino nous a sorti les listes, les tonalités, il a aussi proposé des titres connus de tous comme « La Grèv’ baré mwen » . Il reprend « Summertime » mais à sa sauce. Il voulait aussi que je chante ! Je me suis retrouvé avec pas mal de travail, découvrir les morceaux, leur structure, sa façon de fonctionner. Son approche de la musique c’est trouver un motif rythmique, tout le monde a une partie, on fait groover et on voit ce qui vient. On a passé la première après-midi a trouver chacun nos patterns (motif rythmique de base) en fonction de ce qu’on est, de ce qu’on est capable de faire, de ce qu’il veut. Géraldine était plus en mode soliste et ça concernait surtout Thierry et moi sachant que Mino lâche parfois les percus et que nous devons alors driver. Son approche est hyper intéressante, en deux jours j’ai pris une leçon. « Vous me regardez, vous me regardez ! », il ne faut pas le lâcher car ça peut partir sur autre chose instantanément. Il nous disait qu’avec Miles c’était comme ça la plupart du temps. Les gars comme lui font ça depuis toujours avec un sacré niveau. Ce n’était pas évident le premier jour avec la fatigue, il fallait aussi se découvrir. Ce que j’ai vraiment apprécié c’est son accueil. En dehors du fait qu’il est très directif et il le faut, il est rassurant, optimiste, Il demande toujours si ça va. Il est bienveillant, gentil, jamais un mot déplacé. Il est très précis, on ne perd pas de temps et on n’avait pas le temps ! Il voulait que Thierry passe à la guitare mais à sa façon avec des accords très ouverts et un toucher très singulier. Parfois il passait aussi derrière le piano ; il joue des deux ! J’ai aussi adoré l’accueil de Thierry Fanfant envers moi, on avait plein de connaissances communes, on a en commun le jazz créole, on est sur le même label Aztec Music. On a des atomes crochus, une culture musicale commune.


AJ : tu connaissais Géraldine Laurent ?
VCT : personnellement non, seulement à travers les réseaux et son travail. Je l’ai trouvé assez réservée. J’ai senti extrêmement d’humanité chez elle. J’ai pris une sacré claque en l’écoutant jouer en direct. On s’est rencontrée pour la première fois à l’enregistrement des bagages à Paris après une alerte à la bombe dans l’aéroport, il faisait 38° ! Thierry lui nous attendait à la douane car il n’enregistre plus de bagages à force d’en avoir perdus. Et c’est Mino et ma mère qui nous ont accueillis à l’arrivée, je les ai présentés l’un à l’autre !


AJ : et le second jour de répétition ?
VCT : Mino nous a demandé de travailler dès 10 heures. A nouveau il apporte des changements, ajoute des morceaux et enlève certains. J’ai fini la répétition rincée, j’ai pu amener un clavier à l’hôtel pour travailler avec Géraldine, des unissons qu’on n’avait pas compris. J’étais assez inquiète ! Heureusement on a eu un super accueil du festival bénéficiant de la notoriété de Mino. On avait une voiture pour nous avec chauffeur mais comme j’étais l’enfant du pays c’est moi qui ai conduit.
AJ : le fait que tu sois d’ici t’as mise en confiance ?
VCT : oui, c’était un atout. J’avais envie de leur faire découvrir des plats typiques j’allais chercher des barquettes, on a toujours mangé ensemble. Autant Mino est exigeant et directif, à l’américaine, avec une certaine tension mais toujours positive – et au fond de moi je ne voulais pas décevoir et le fait d’être chez moi m’a porté – autant le soir au repas il était cool et intéressant. Il est toujours dans cette grande époque, il parle très souvent de ça, nous a raconté plein d’anecdotes, il est drôle ; il a vécu des choses tellement fortes. Il te raconte les histoires vécues avec Miles que toi tu as lues dans les bouquins et on avait tous cette étincelle dans les yeux en l’écoutant nous parler par exemple de séances avec Dizzy Gillespie. J’ai vécu ce projet comme un rêve.


AJ : et le concert alors ?
VCT : J’arrivais sur cette scène en surplomb de l’océan que je n’avais jamais faite, réservée pour moi aux têtes d’affiche qui venaient à la Réunion. Quelques soucis techniques lors des balances. Le temps de régler les problèmes il nous restait dix minutes pour faire les balances, Mino tenant à respecter l’horaire pour ne pas empiéter sur le groupe qui allait assurer la première partie. Les meilleurs percussionnistes de l’Ile avec aussi Danyèl Waro, Zanmari Baré, les pontes du maloya ! Dix minutes pour jouer en même temps, lancer des chorus, régler les retours… On a dû essayer un morceau et demi ! Et tout en cacophonie. On retourne à l’hôtel ? « Non, meeting ». Mais arrive Danyèl Waro, ils tchatchent ensemble, on attend Mino dans ses loges. Il revient pour faire le point. Il prend la liste « OK, ça non, ça non plus, ça on le déplace, on rajoute ça ; Il insiste sur le fait qu’on doit toujours le regarder.
AJ : et alors ?
VCT : premier morceau Mino seul sur scène, très concentré il imprime son ambiance, percus, flûte et à la fin une explosion de joie du public ! Il a une présence, une aura terrible. Puis il nous introduit et moi il m’annonce en me plaçant sur une bonne énergie « L’enfant du pays, ti fille Saint Benoît » mettant le public de mon côté. Ca m’a boosté ! Et après je n’ai rien vu passer, je ne sais pas si on a fait tout ce qu’on avait dit qu’on ferait ! Portée par le public, par Mino un vrai driver, il te regarde beaucoup, il sourit. Les gens me l’ont dit après « Ouh là là il drive ! » et j’avais envie de leur répondre « Pourtant on ne sait pas trop où l’on va ! ». Là tu ne peux compter que sur ce que tu es, ton bagage musical et lui faire confiance. Il nous a tellement conditionnés que tu ne te poses même pas la question de pourquoi tu dois faire ça, tu le fais. Il est tellement sûr de ce qu’il fait, il est tellement clair. Il nous disait « Quand vous rentrez, même si ce n’est pas le bon truc, rentrez. Ou si vous avez loupé ne rentrez pas, attendez le tour d’après » . Mais après quand tu rentres, tu rentres ! On ne savait pas qui allait choruser, il fallait être prêt. Dans ces moments tu lâches prise, de l’adrénaline pure. Et celle qui m’a mis la plus grosse claque c’est Géraldine, le côté incisif dans son jeu, il n’y a rien qui tremble ; quand elle part le son est de suite là, plein, il n’y a jamais d’hésitation, jamais une note à côté.
AJ : là c’est du vrai jazz !
VCT : c’est ça « T’as un truc à dire ou non ? T’as rien à dire ? Alors laisse tomber !». Un moment Mino est allé chercher Thierry derrière pour l’emmener devant choruser et l’autre « Bonsoir ! » . Et là il envoie une pâtée ! Au delà des compétences ces gars là ils ont une assise que franchement je n’ai pas.
VCT : pas encore !
AJ : Mais un ami m’a dit « Tu as joué tes cartes, tiré ton épingle du jeu exactement au moment où il fallait ». C’est vrai que pour « La Grèv’ baré mwen » j’étais dans mon élément et quand je suis partie j’ai envoyé tout ce que je pouvais. Mais c’est Mino qui a choisi le moment pour mettre chacun en valeur, il nous avait cernés. En plus au bout de six morceaux il arrive à faire monter tous les percussionnistes de la première partie sur scène, et les musiciens tel que Karim et Malik Ziad qui avaient joué la veille ! Je me retrouve devant à danser avec Danyèl Waro. Je pense qu’il leur avait dit que s’ils sentaient un moment où monter sur scène d’y aller. C’est parti dans tous les sens, le feu ! 25 minutes de jam ! Quand ça s’est arrêté les gens étaient dans l’euphorie totale, nous pareil. Et là on regarde la set list et surprise on avait quasiment tout fait. On a tenu une heure trente avec 8 titres ! Mino avait même intégré un des morceaux dans le bœuf alors on l’a refait sur un tempo très cool. Ca a posé tout le monde mais à la fin le public était toujours euphorique.


AJ : Mino vous a débriefés ?
VCT : non pas spécialement, il nous a remerciés bien sûr. A son départ j’ai eu le privilège d’aller au salon VIP de l’aéroport, on a bu du champagne ensemble.
AJ : pour toi c’est une expérience extraordinaire.
VCT : le lendemain matin j’ai voulu me poser, aller me baigner et je me suis retrouvée par hasard à nager dans l’océan avec Karim Ziad et le grand percussionniste indien Trilok Gurtu ! Quand j’ai quitté la Réunion je n’y croyais même pas, c’était presque trop fort émotionnellement ; quand l’avion a décollé la pression est brutalement retombée.
AJ : merci Valérie de ce retour tellement passionnant.
VCT : oui, en quatre jours j’ai découvert certaines choses en moi, ça me donne bien sûr des ailes pour la suite j’ai reçu beaucoup d’amour et d’énergie. J’en ai à revendre !
AJ : avec Mino Cinelu et son titre phare « Confians » c’est normal !
(1) « Confians » qu’il jouait aussi avec Weather Report dans les 80’s
(2) Mino Cinelu a collaboré à 4 albums « We Want Miles », « Star People’, « Decoy », « Amandla »
(3) Avec Gong puis Chute Libre
Mino Cinélu : des albums et des formations en leader, collaborations avec Miles Davis (album We Want Miles en 1981), Weather Report, Gil Evans, John Scofield, Dave Holland, Dizzy Gillespie, Herbie Hancock, Michel Portal, Pat Metheny, Nils Petter Molvær, Peter Gabriel, Lou Reed, Sting, Elton John etc… la Terre entière !
Géraldine Laurent : des albums et des formations en leadeuse, de nombreuses collaborations comme en ce moment dans le Lady All Stars de Rhoda Scott, prix Django Reinhardt 2008, Victoire du jazz 2008 et 2020, Prix de l’Académie Charles Cros 2015…
Thierry Fanfant : des albums en leader et collaborations avec Kassav, Mario Canonge, Laurent Voulzy, Eddy Louiss, Santana, Bernard Lavilliers, Francis Lockwood, Sansévérino, Tana Maria, Ibrahim Maalouf , Angélique Kidjo, Paco Séry, Marc Berthoumieux, etc… Il a participé à plus de 1000 albums !
Valérie Chane Tef : leader du trio Akoda et aussi duos avec Diana Baroni, Hantcha, projets Nour, Just Play, Nougaro en 4 couleurs, collaborations avec Latin Spirit, Sophisticated Ladies.