Rencontre avec la saxophoniste Audrey Lauro
Par Patrick-Astrid Defossez
http://www.audreylauro.com/about.html … publiée chez Igloo Records (Bruxelles), Umlandrecords 48 (DE) et à compte d’auteur
Comme un nuit (trans)-figurée… à Bruxelles.
Souvent entendons-nous dire, pouvons-nous lire, des « going back to my roots » (Odissey, …), des « it’s time to come home » (Kenny Garrett)… mais pour d’autres, nul besoin de « retours » tant leurs racines senso-mémorielles sont profondes, nous nous expliquons.
À l’instar du compositeur électroacoustique Francois Bayle qui n’eut de cesse dans ses musiques acousmatiques d’é-in-voquer subliminalement le Madagascar de son enfance, sont-ce les garrigues de son enfance marseillaise qui donnèrent à Audrey ce goût si particulier d’univers faunistes (néologisme), de lenteurs, de nuits à faune sous ciels si lents-cieux ? (métaphore s’il en est afin de rien laisser passer sous silences).
Mais nous ne pouvons pas non plus « détacher » Audrey de la dramaturgie picturale de son père peintre. Dans ses dessins en noir et blanc, André Lauro, sorte de Munch au soleil de Provence, donne vie à, in-carne, de drôles de personnages troublés. Est-ce ce cri-nature intériorisé qu’aurait compris Audrey telle une révélation en écho à l’une des oeuvres de son père Le silence n’est pas l’ennemi des paroles ? En effet, nombreux sont les silences dans la musique d’Audrey, non pas des silences sidéraux, absolus s’entend mais de silences timbriques, texturaux, rythmiques.
Audrey ne réside pas en théorie mais entre chromies et chromatismes où elle y a dessiné le lit de sa propre rivière sonique, matières de causes consenties pour multi-effets ressentis !
Immergeons-nous dans les timbres, dans le corpus de modes de jeux dits contemporains, dans ce corpus utilisé comme modes d’expressions, de notes (ou du moins ce qu’il en reste) nous suspendant dans un temps sans métriques (d’aucune utilité ici), de sons cassés, ténus, de complexes sonores et multiphoniques nous invitant aux temps expansés de l’écoute. Chez Audrey nul besoin d’être concentré, d’attendre, d’espérer, vivons pleinement le présent de l’espace-temps proposé, déploiement, formation, déformation.
Face à ce corpus, nous nous demandons si nous sommes à la naissance de la musique ou à la fin des temps de celle-ci ? (à ce titre, rappelons-nous la UrSonata de Kurt Schwitters)
Pour le compositeur François Bayle, il s’agissait de composer et diffuser une musique acousmatique fauviste (entendez cela par chatoiement de couleurs sonores électroacoustiquement mises en oeuvres). Pour la saxophoniste Audrey Lauro, la musique semble là (comme depuis la nuit des temps), animale, instinctive, et c’est de cette instinctivité (toute maitrisée d’ailleurs) et de ces infiniment rien, qu’émerge une nuit-faune proche des étés de Provence (j’y réside aussi) pour une mystique de l’attente infiniment fauniste (nous y revenons).
Il pourrait aussi y avoir chez Audrey quelque chose de l’Evan Parker Electroacoustique Ensemble, free-jazz développant une relation singulière entre le son et l’électronique en temps réel.
Mais Audrey demeure et se signe BIO !! Ses interventions solo ou en formation élargie se mesure à l’absence consentie : pas de sonorisation, pas de traitements électroniques, rien de superfaitatoire, de la pure sobriété éco-sonique.
Certaines de ces performances, souvent situationnistes aux effets dramatiques garantis, sont pour les unes emplies de calme et sérénité, allant de vagues en vagues, et pour d’autres, faites d’éclats et d’explosions bruitées (Audrey Lauro Mia Zabelka Claude Colpaert Christià Vasseur).
Nous pourrions également nous demander mais que « représente » (encore) aujourd’hui un tel free-jazz mâtiné de musique dite contemporaine ? Est-ce encore un cri culturel d’oppression ou de revendication, une posture sono-plastique de gestes (la geste) ou de mise en scène ? L’artiste n’a cure de tous ces questionnements, il est qui il est au moment où il est ! Qu’importe la toute relative notion de beauté en musique, ce qui importe c’est la beauté de l’intégrité artistique sur le long terme, et là Audrey Lauro nous en fait/donne la preuve.
Ce que nous aimons tout particulièrement dans le « répertoire » (osons le terme) d’Audrey, c’est l’expérience proposée telle La Nuée avec ses complices Johannes Eimermacher, Audrey Lauro, Frans Van Isacker – alto saxophones et Sylvain Debaisieux – tenor saxophone Mathieu Lilin – baritone saxophone Joao Lobo – drums.
Le mot nuée à plusieurs acceptions vous en conviendrez mais laquelle choisirons-nous : nuée inspirant le grand nombre ou nuée signifiant une pluie ? Serait-ce dé-nué de sens de dire les deux mon capitaine ?
La Nuée est une sorte de minimalisme bruitiste, de free-jazz retenu, lent, introspectif, d’électroacoustique instrumentale où les quatre membres saxophonistes de la formation (avec batterie associée) se jouent de complexes multiphoniques (obtenir plusieurs notes en même temps) créant de manière fort intéressante un contexte textural abstrait quasi pictural.
Si le Kernel Trio (Kasper Toeplitz) s’appuie sur la technologie informatique pour une leur noise music écrite, La Nuée se veut naturaliste sans écrits (à supposer car nous pouvons lire la mention all compositions by Johannes Eimermacher, donc intention et direction), sono-improvisée, … et l’idée de spatialiser les musiciens dans un espace donné, rend l’expérience encore plus intéressante encore (https://www.youtube.com/watch?v=8xh6GMH79w8) grâce aux effets de profondeurs obtenus et à la réflexion première des ondes des matériaux sonores émis se déployant dans l’espace du lieu concerné.
Musiques de support, pour support, autonomes, revendiquant leurs éco-systèmes propres – Audrey me remit même une cassette audio de l’une de ces oeuvres -, musique militante de la mystique sonore (nous attirons votre attention sur l’étymologie de mystique signifiant initié), … ? À elle de nous l’expliquer ou pas. Mais surtout, à nous de vivre ces moments éphémères situationnistes dont certains peuvent jaillir et s’initier au jour le jour d’un simple coup de fil (donc non programmés à l’avance): « c’est à telle heure que cela se passera, à toute à l’heure fieu … ».
Nous le voyons, faire carrière en qualité de musicienne du timbre est donc possible !
Soyez aux aguets, Audrey n’a pas fini de nous surprendre et d’éclairer la route de nos nuits (trans)-figurées même à l’après-midi d’un saxofauniste.