Interview

Jacky Terrasson  «  Ne lâchez jamais vos envies, jamais ! »

Ce lundi 27 novembre Jacky Terrasson va se produire en solo à l’Auditorium de l’Opéra de Bordeaux. A cette occasion il a bien voulu nous recevoir chez lui et accorder une interview collégiale à Action Jazz et à la radio Bordelaise RIG FM 90.7 , l’occasion d’évoquer sa carrière, sa formation, le jazz, ses projets et bien d’autres choses.

Propos recueillis par Morgane Benyamina et Philippe Carnero pour RIG FM et par Philippe Desmond pour Action Jazz. Photos Philippe Marzat.

 

MB : merci de nous accorder cette interview, on n’a plus à vous présenter mais on aimerait savoir qui est vraiment Jacky Terrasson ?

JT : Jacky Terrasson est un homme pianiste de jazz franco-américain qui a grandi en France, qui a vécu trente ans aux États Unis et qui est revenu en France juste avant le covid.

MB : vous êtes pianiste, jazzman, vous avez commencé à vous intéresser au jazz à moment donné quand vous étiez enfant. Vous avez eu un déclic quand vous avez découvert le répertoire choisi par votre maman.

JT : avant le jazz j’ai vraiment été attiré par l’instrument, il y a toujours eu un piano à la maison, j’ai le souvenir de mon père qui jouait du classique tous les week-ends, ce n’était pas du tout son métier mais il jouait en amateur Chopin, beaucoup de Mozart. J’ai été poussé pour prendre des cours, j’ai accroché car l’instrument me plaisait. J’ai eu pas mal de cours de classique avec des profs particuliers jusqu’à l’âge de sept ans puis dans des structures organisées. C’est vers l’âge de quinze ans que j’ai su que c’était la musique improvisée, plus que le classique, qui m’attirait.

PC : et dans les disques de votre mère quelles étaient les références qui vous ont inspiré ?

JT : Miles Davis bien sûr, Billie Holiday, John Coltrane, Bessie Smith… Ma mère avait une belle collection de disques, je me souviens aussi de Duke Ellington en piano solo. Avant de rencontrer mon père, ma mère travaillait pour un architecte d’intérieur à New York et ils ont restauré pendant six mois l’appartement de Miles Davis. C’est comme ça qu’elle a été initiée à cette musique.

PhD : j’avais une question sur le rapport entre le classique et le jazz. Vous avez suivi au début une formation classique comme beaucoup de musiciens qui ont ensuite bifurqué vers le jazz. Or il se trouve qu’en ce moment il y a un fort retour des cross over. J’ai quelques exemples de projets récents, ceux des pianistes Ramona Horvath, Dimitri Naïditch, Paul Lay, Dan Tepfer ; le saxophoniste Yannick Rieu travaille avec Lionel Belmondo sur un projet sextet et orchestre symphonique autour de Brahms et Ravel, d’autres. Vous-même il y a deux ans avec votre trio, vous avez joué avec l’ONBA à l’Opéra de Bordeaux. Est ce que les deux milieux sont en train de se rapprocher ou ont-ils toujours été proches sans le savoir ?

JT : je pense qu’ils ont toujours été proches, les musiciens classiques ont toujours été curieux, quelques uns plus que d’autres. Côté jazz on était attiré de façon assez naturelle vers l’histoire de la musique classique qui est un joyau d’idées, d’influences. Quand il y a matière je trouve très agréable d’aller puiser de belles mélodies. Par exemple sur mon prochain album qui sort en avril, ça commence par une étude de Chopin, je ne vous dis pas la suite (rires) , je vous ferai écouter tout à l’heure.

PhD : est ce que le public du classique arrive ainsi à mettre un pied dans le jazz alors qu’il est souvent perçu comme rigoriste ?

JT : en tous cas les promoteurs de festivals sont assez friands de ça. L’échange culturel est bénéfique s’il est bien fait , intelligemment. De toute façon on ne peut pas se battre, il y a aussi des puristes dans le jazz. C’est bien aussi d’être curieux, d’aller découvrir les échanges, les mélanges de molécules musicales.

MB : justement le jazz a plusieurs influences

JT : le jazz c’est un bouillon de cultures, c’est un mélange de plein de trucs, les USA, le Blues, le classique… Je ne comprends même pas qu’on appelle encore ça du jazz  tellement cette musique est mélangée !

MB : le jazz n’est ce pas la musique du Monde ?

JT : oui, on peut dire ça, il l’est devenu. Moi j’appelle ça « La musique improvisée sur des thèmes donnés » mais c’est un peu compliqué (rire) , c’est trop intellectuel, jazz ça passe mieux, il a bon dos le mot jazz ! Quelque fois à tort, on appelle jazz des choses qui n’ont rien à voir avec lui, c’est un peu effrayant.

PhD : j’aime bien la remarque de l’ancien batteur de Gogo Penguin qui a dit que le mot jazz est aussi précis que le mot mammifère ; regardez la différence entre une souris et une baleine, la palette est large ! Pour en finir sur le thème du classique et du jazz, l’Auditorium où vous jouez lundi s’ouvre à ce dernier depuis quelques années. Certes ça reste toujours relativement proche de la musique qui se joue là-bas régulièrement, pas de jazz électrique par exemple.

JT : la musique très électrique dans un auditorium c’est risqué et de la musique qui reste acoustique c’est très beau dans une telle salle. Et c’est très bien d’exposer nottre musique à ce public.

PC : j’aimerais bien que vous nous parliez de votre formation en particulier au Berklee College de Boston. Quand on lit des biographies c’est souvent qu’il est fait référence à cette école. Qu’est ce qui s’y passe ? C’est quoi l’apprentissage là-bas, comment y êtes-vous rentré et cela vous a-t-il plu ?

JT : ça m’a énormément plu, j’y suis entré à 20 ans sur les conseils de mon ami écrivain et journaliste Francis Paudras ; j’étais dans les mêmes classes de piano que son fils Stéphane. Ce dernier m’a introduit au lycée Lamartine où il y avait des horaires aménagés, le matin scolaire et l’après-midi musique classique : cours particuliers de l’instrument, déchiffrage, solfège, histoire de la musique et des concours trois fois par an. C’était lié au Conservatoire National de Paris c’était très bien mais néanmoins j’avais déjà le bug des musiques d’ailleurs et je m’y sentais un peu comme un martien. Je suis donc parti à Berklee et là ce qui m’a vraiment impressionné et qui était très agréable c’est l’environnement. Tout à coup j’étais baigné dans une atmosphère de gens qui voulaient apprendre la même chose que moi. Je n’étais pas le seul à vouloir jouer Bill Evans ou Thelonious Monk . Pour les cours de piano j’avais Ray Santisi, il y avait des cours d’arrangements, plein de choses. Mais l’école n’a jamais été mon fort et j’ai rencontré un contrebassiste qui s’appelle Dennis Caroll de Chicago avec qui on s’est vraiment très bien entendu. On n’avait pas trop de boulot mais on jouait dans des petits carrés de un mètre cinquante, moi au piano droit lui avec sa contrebasse et on travaillait. Un jour il m’a dit « mon meilleur pote est manager d’un club de jazz à Chicago, ça te dirait pas ? ». J’ai appelé mes parents je leur ai dit « Je me barre » et j’ai conduit sans permis avec la contrebasse et lui qui dormait, 16 heures d’affilées de Boston à Chicago. Ça a duré neuf mois. C’est là que j’en reviens à l’école, là c’était la vraie école ; on jouait 5 soirs par semaine et chaque soir 5 sets d’une heure ! C’est beaucoup !

MB : c’est passionnant ce que vous dites et souvent à travers des interviews que j’ai pu mener, on a l’impression que vous les jazzmen une fois que vous êtes pris dans l’engrenage de cette musique-là vous abandonnez tout ce qu’il y a autour, vous vous donnez à fond et devenez même complice avec votre instrument.

JT : je pense que dans n’importe quelle discipline si on ne s’y met pas à fond on est voué à… pas une réussite en tout cas. Si j’avais voulu être chef pâtissier ça aurait été pareil ! C’est une histoire de passion. Je pense que c’est un peu le problème des jeunes générations actuelles, c’est de trouver un truc qu’on aime vraiment. Je souffre un peu pour les jeunes de maintenant, déjà ils ont été frappés par ce qui nous est tous arrivé, le covid, mais c’est dur de plus en plus à 17 ou 18 ans de savoir ce qu’on va faire et en plus d’y avoir accès.

MB : vous pensez que c’était plus facile auparavant ?

JT : je pense qu’il y avait moins de barrages, mais peut-être que j’étais trop dans ma bulle. Mais je ne veux décourager personne ! Il faut avoir au moins autant d’envie que j’en ai eu.

PC : je vous ai vu souvent sur scène et j’ai toujours été étonné de la proximité physique que vous avez avec le piano comme si parfois il y avait une sorte de lutte entre vous et lui. Que se passe t-il physiquement avec le piano ?

JT : ce n’est pas que de la lutte, quelque fois on fait l’amour ! (rires). Il faut mater l’instrument, en plus, à part les grands pianistes classiques qui ont pu faire suivre leur piano, je joue sur un piano différent à chaque fois, normalement un bon quand-même et il faut le mater, se l’approprier, danser avec lui. Je ne suis pas du tout toréador mais parfois j’ai l’impression que j’ai un taureau devant moi ! Parfois une baleine hypersensible. Il faut faire corps et âme avec l’instrument.

PC : ça ne se passe pas qu’avec les mains ?

JT : le piano ce n’est surtout pas qu’avec les mains, c’est tout le corps

PhD : j’avais justement une question sur vos exigences en matière de piano. J’ai eu l’occasion de voir chez un pianiste bordelais le prototype Yamaha sur lequel vous jouiez beaucoup en Europe.

JT : le CF3 : oui, à un moment j’étais passé chez Yamaha. Un piano c’est comme une voiture, si vous ne l’entretenez pas il va dépérir. Personnellement c’est Steinway, je suis assez intransigeant là-dessus, de moins de 10 ans car mécaniquement c’est parfait. Pourquoi Steinway parce que j’ai l’impression de jouer un seul piano, alors que sur d’autres marques il y a un très bon instrument dans les basses, un autre moins bon dans le médium, un autre dans l’aigu. Steinway c’est parfait partout, je leur fait un coup de pub ! Mais ceci dit j’ai été bluffé par les CF3X de chez Yamaha qui sont très très bons . Le son c’est autre chose, certains préfèrent plus brillant comme Yamaha a l’habitude de faire. Mais il faut savoir qu’un bon technicien fait de n’importe quel piano de qualité ce qu’il veut. On peut faire briller un Steinway et rendre plus feutré un Yamaha avec des gens compétents. Chacun ensuite a ses préférences ? Vous vous aimez Porsche et moi je préfère Aston Martin ! (rires).

MB : votre préférence alors ?

JT : Steinway ; à l’Auditorium ce sera un Steinway.

PhD : vous avez l’éclairage américain et l’éclairage français, les différences entre les scènes jazz ?

JT : je reviens de New York où on a fait quatre soirs dans un club et j’ai été agréablement surpris de voir un public un peu plus jeune qu’ici.

MB : pourquoi surpris ?

JT : en France vous parlez du mot jazz à un jeune soit pour lui c’est de la musique intellectuelle , soit c’est de la musique de vieux. Il y a un problème avec cette connotation. Tant de gens qui n’ont jamais écouté de jazz et qui disent qu’il n’aiment pas ; arrêtez d’être bêtes quand-même ! (rires) . C’est un problème d’éducation, à l’école, les parents qui laissent les enfants avec leurs écouteurs sans savoir ce qu’ils ingurgitent.

MB : la vraie formation elle se passe aux USA, pas en France ?

JT : oui et non, maintenant il y a de plus en plus d’écoles ici, l’information est partagée en un clic. Vous êtres curieux, vous avez envie de savoir le style de Lennie Tristano, vous regardez sur internet comment il phrasait. Mais il ne faut pas compter que sur les écoles, il faut avoir l’opportunité de jouer. Si dans les écoles on arrive à monter un groupe c’est très bien pour travailler. Après il faut trouver des lieux pour jouer ensemble

PC : je change de sujet. Vous avez eu la chance de travailler avec de nombreuses interprètes, ou c’est elles qui ont eu de la chance de travailler avec vous (rires) Dee Dee Bridgewater, Abbey Lincoln, Cassandra Wilson, Cecil Mclorin Salvant,

JT : Camille Bertault et récemment Kareen Guiock-Thuram

PC : dans toutes ces femmes, laquelle vous a comblé le plus particulièrement ?

JT : que dire ? J’adore me rendre le plus au service d’une belle voix et après on s’adapte à la tessiture. Par exemple Cassandra j’adorais la sienne presque de ténor. Cecil elle pouvait faire n’importe quoi, des notes très perchées, des notes rocailleuses, lyriques. Camille a un talent extraordinaire, pas seulement de chanteuse mais aussi de parolière. En fait je m’adapte, je mets ma musique au service d’une voix tout comme j’aimerais bien la mettre au service d’images de films ou de documentaires. Betty Carter c’était aussi vraiment la super école ! On faisait des sets de plus de deux heures. J’ai tourné un an avec elle.

PhD : vous avez une carrière éclectique, avec des chanteuses, en trio, en solo, avec un orchestre symphonique. C’est difficile ce grand écart permanent ?

JT : avec le symphonique c’est seulement arrivé deux trois fois mais j’aimerais bien qu’il y ait d’autres opportunités. J’adore ce sentiment d’être porté par des cordes, des bois, ça me donne des ailes. Toutes les disciplines sont un peu différentes. En solo on a la chance d’être celui qui tient le fil conducteur de l’histoire. En trio on le tient tous, on essaie de raconter une histoire à trois. Chaque discipline a sa propre difficulté mais aussi ses propres possibilités.

MB : ce petit garçon qui avait 5 ans et qui a été sensibilisé à cette musique par sa maman, qui a pu voyager, rencontrer de nombreuses célébrités, faire de nombreuses collaborations, aujourd’hui qu’est ce qu’il lui manque ?

JT : d’abord je tiens à dire que c’est aussi mon père qui m’a donné l’amour de la musique et qui m’a énormément boosté et poussé. Je me souviens que gamin si je n’avais pas fait mes deux heures c’était limite que j’ai le droit de manger les soir ! (rires). Vous me demandiez quoi ?

MB : vous avez un parcours extraordinaire, aujourd’hui qu’est ce qu’il lui manque ?

JT : j’ai toujours faim ! J’ai toujours soif ! D’autres aventures musicales, d’autres rencontres, d’autres expériences ; peut-être des croisements entre musique et danse, musique et cinéma… Il y a encore beaucoup beaucoup de choses à faire.

PhD : parlons des projets.

JT : là j’étais sur un enregistrement qui a eu lieu ces deux derniers mois qui raconte un peu ce qu’on évoquait, la double culture américaine et française. Ça raconte le fait d’être bi-continental. L’enregistrement s’est fait en France pour la partie européenne et l’autre il y a un mois à New York . L’album qui doit sortir en avril s’appelle « Moving on » comme continuer d’avancer, après 30 ans chez Universal. Je l’ai masterisé ici à Bordeaux au studio Globe Audio Mastering d’Alexis Bardinet et je suis très content du résultat. Les prises françaises ont été faites à Pompignan entre Nîmes et Montepellier chez Philippe Gaillot et l’autre partie à New York au studio JSI

PhD : et avec qui ?

JT : en France avec Sylvain Romano à la contrebasse et Lukmil Pérez à la batterie, aux USA avec Kenny Davis à la contrebasse et Alvester Garnett à la batterie. On a enregistré aussi dans un club et le premier jour, un ami de longue date, une belle surprise, le batteur Billy Hart  est venu « Pourquoi tu ne m’as pas appelé ? ». Alors j’ai cogité un peu et je l’ai invité à jouer sur l’album. Il m’a fait ce cadeau. En invité il y a aussi Grégoire Maret l’harmoniciste, le batteur Eric Harland. Eric est partenaire dans ce studio de Manhattan. Kareen Guiock-Thuram vient aussi chanter, ainsi que Camille Bertault.

PC : tous ces noms m’évoquent deux choses, d’abord votre fidélité avec vos compagnons de route, ensuite est ce que vous vous définissez comme un dénicheur de talent ou un intermédiaire. C’est grâce à vous au festival de Saint-Emilion que j’ai découvert Cecil McLorin, Justin Faulkner, Earl Travis

JT : peut-être Cecil, mais les autres je ne les ai pas dénichés, c’était des copains des USA. Grégoire Maret je le connais depuis très longtemps je l’avais invité sur un concert quand il n’avait même pas 20 ans.

PC : j’ai encore une question. En 2001 vous avez enregistré l’album « A Paris » avec Bireli Lagrène, Stefano Di Battista et Minino Garay. Maintenant que vous êtes un habitué de notre ville, à quand un hommage à Bordeaux ?

JT : c’est une très bonne question ! Ca a failli se réaliser mais je me se suis dit non, Keith Jarrett vient de le faire. Mais j’ai failli appeler le prochain album « Burdigala » mais ce n’était pas assez représentatif du contenu.

MB : vous avez un attachement particulier avec Bordeaux ?

JT : je m’y plaît bien, je vis ici avec ma chérie. En fait j’adore cette ville parce que j’adore partir et revenir et avec le métier que je fais je pense que je suis bien tombé. Ça me fait penser à un mini San Francisco où j’ai vécu il y a longtemps ; la proximité de l’océan, de la montagne, du vin ! Bordeaux c’est chouette !

MB : quel est le message que vous voulez transmettre à la nouvelle génération ?

JT : ne lâchez jamais vos envies, jamais !

Et en avant première Jacky nous a fait écouter un extrait de son prochain album ou en effet il a convoqué Chopin ; peut-être que celui-ci jouerait du jazz à notre époque…

Une très belle rencontre avec un musicien passionné, passionnant et tellement humble, la signature des Grands.

https://www.jackyterrasson.com/