Jazz au féminin, une rencontre ne laissant pas de glace.
Par Stefani Stojku
Voix enivrante, violon hypnotique signé par une visite honnête jusqu’au bout de ses notes. Mes yeux et mes oreilles se sont arrêtés sur cette artiste féminine native de LA HAVANE, Yilian CANIZARES, touchée par la sensibilité de son archet et une interprétation transparente de sentiments.
Un univers : du jazz au classique, coloré de tradition et rythme afro-cubain, sa force, sa rigueur et la douceur de sa voix bercent une sensible mélancolie dont le doux accent réchaufferait un soleil.
C’est une femme authentique, qui se découvre et offre une place à l’échange, juste de vérité, d’une grande intensité.
Yilian nous parle de son parcours et de ses interrogations, de spiritualité et de racines, de sincérité et de jolis mots. Mais surtout d’amour.
- Yilian, pourrais-tu nous faire une petite présentation de ton parcours ?
Je suis née à La Havane, Cuba. J’ai commencé à chanter dans un groupe d’enfants lorsque j’avais 3 ans. J’ai commencé le violon à l’âge de 7ans avec une professeure russe. Ensuite, j’ai obtenu une bourse à 16ans pour étudier au Venezuela.
Mon souhait était de devenir une violoniste classique. J’ai eu l’opportunité de faire des études en SUISSE, repérée par un professeur. C’est un peu comme ça que j’ai atterri en Europe avec un rêve de devenir un peu une Nina SIMONE.
Quand j’ai obtenu mon diplôme, tout au long de ce parcours, j’ai commencé à me demander qui j’étais. Pourquoi tant de sacrifices pour faire de la musique ? J’avais perdu la perspective de pourquoi je faisais de la musique. Je ne me voyais plus du tout entrer dans un orchestre. J’ai voulu chercher mes origines.
- Stéphane GRAPPELLI, parlons-en, en quoi cette rencontre a-t-elle été un tournant pour toi ?
A un moment où j’étais un peu perdue. Il a été comme la lumière au bout du tunnel.
Je savais très bien que je n’étais pas Stéphane Grappelli, que je ne pourrais pas traduire mes émotions de la même façon que lui, mais si lui avait pu traduire ses sentiments avec sa tradition et son violon, c’était possible aussi pour moi de traduire mes origines et mon histoire à travers mon violon. Lui pour moi, il a été le premier contact et l’accès à cette liberté.
- Quel souvenir gardes-tu de ton enfance ?
Merveilleux. J’ai eu la chance de naitre dans un pays comme Cuba où la richesse culturelle est énorme.
J’ai une famille qui m’a permis de m’épanouir artistiquement et intellectuellement. Ils ont beaucoup écouté mes inquiétudes et mes souhaits et m’ont donné beaucoup de place pour m’exprimer.
- Comment qualifierais-tu ta musique ?
Je pense que c’est une musique ouverte sur le monde.
Je sais que la plupart des gens la classifie en jazz par son coté improvisation. J’ai tellement d’influences que ce soit la musique classique européenne, la musique cubaine, la musique africaine, le jazz manouche, la pop. Je ne filtre pas le genre musical.
L’essentiel dans la musique est d’une part l’honnêteté de l’autre, l’ouverture. C’est comme les relations humains, si on est ouvert à l’autre, on peut vraiment comprendre certaines différences et nous rejoindre sur certains points communs.
Je fais de la musique pour toucher les gens, je fais la musique pour pouvoir les accompagner dans la joie et dans la tristesse et aussi pour pouvoir exprimer ma propre expérience. C’est ça qui est essentiel pour moi.
©IrenePiarou
- Le chant et le violon que tu maitrises incroyablement bien sont deux moyens d’expressions différentes. Par l’un passe l’émotion par l’autre les sentiments. Comment distinguerais-tu cette différence ?
Je dirais peut-être que le chant, chez moi est beaucoup plus intuitif, du fait que le violon est un instrument extrêmement exigeant avec lequel je passe beaucoup d’heures pour le travailler et le maitriser à un plus haut niveau. Je sens aussi ça chez Nina SIMONE : chez elle, il y avait cette maitrise du piano extraordinaire des musiciens classiques et le côté beaucoup plus noir, c’est pareil pour moi. Tout ce contrôle académique de l’instrument alors que la voix, c’est mon essence sauvage.
- Que représente la composition dans ton travail ?
J’adore composer. Je compose beaucoup, même quand je suis en tournée – en dehors des périodes de production…
Le processus créatif c’est quelque chose qui ne doit jamais s’arrêter, nourrit en permanence et je sens que je dois me connecter en permanence à cette source de créativité et espérer être touchée par la grâce.
Mettre son âme à nue. On ne sait pas vers quoi on va. On essaie d’être honnête avec les sentiments qui vont apparaitre – Processus très intéressant et que j’aime beaucoup faire.
- Comment procèdes tu pour l’écriture de tes morceaux ?
Il y a pleins de moyens. Quand j’ai de la chance, je suis chez moi et je compose beaucoup au piano.Quand je suis en tournée, il y a beaucoup de choses, moins de tranquillité et la fatigue. Nous sommes en contact avec l’expérience extraordinaire du public, des lieux et des gens qu’on rencontre, je suis nourrie d’une autre inspiration que j’essaie de capter, j’enregistre sur le portable pour ne pas oublier la mélodie puis je la retravaille plus tard pour l’approfondir.
- Tu es une passionnée, une femme au cœur vibrant, on le ressent aussi à travers ton jeu. Es-tu plus une femme de scène ou « de compo » ?
Je pense les deux. La scène pour moi, c’est extraordinaire. Je ne pourrais jamais m’en passer. J’aime les gens, le contact avec eux, et je fais ce métier pour toucher le cœur des gens. L’expérience des tournées est une expérience très demandante, physiquement et psychologiquement.
Après toutes ces tournées je trouve que c’est très beau de pouvoir se retrouver, se reconnecter avec notre source et se replier sur soi-même dans le bon sens, reprendre une connexion intérieure. J’aime bien l’équilibre.
©IrenePiarou
- Tes origines cubaines signent une caractéristique et un trait musical bien personnels. Tu t’inspires beaucoup de rythme YORUBA. D’où vient ce mélange ? YORUBA, Pourquoi ?
C’est la culture même de mes ancêtres, de mes origines, ça va encore plus loin de la culture cubaine, ma connexion avec l’Afrique. C’est une culture qui prend beaucoup de place à Cuba mais aussi dans ma vie. Ma spiritualité est liée à la spiritualité Yoruba, cette culture a en soi une forme de résistance, c’est une culture interdite- les chants, la musique, les poèmes et les danses étaient interdits. Cette culture a survécu à travers les siècles par la force de la tradition orale et de l’amour.
Cet héritage que m’ont laissé mes ancêtres est un héritage de résilience qui est très important pour moi aujourd’hui, que je veux continuer à honorer et à faire évoluer à mon humble échelle.
- Tu enseignes aussi le violon. Qu’est-ce que l’enseignement t’apportes en général ?
Enseigner est une grande chance et une grande responsabilité.
Le fait de pouvoir donner ce qu’on a de plus précieux, nos connaissances, notre savoir. Le fait de pouvoir réveiller un amour pour la musique mais aussi un amour pour s’exprimer, se libérer. A devenir QUI ils sont. Aider l’élève à apprendre et de trouver sa propre identité et de s’exprimer. Chez moi, ça passe à travers le violon, la recherche de la quête intérieure.
Voir un enfant à ses premiers contacts avec l’instrument et le voir devenir petit à petit ce qu’il est déjà mais qu’il ne sait pas. C’est un cadeau merveilleux.
- Quelle est la meilleure chose qui te sois arrivée dans ta carrière musicale ?
De pouvoir avoir la chance de faire ce que je fais. Je vis mon rêve, je fais la musique que j’aime et j’ai un public qui est là pour l’accueillir avec amour. Je ne vois pas ce qui pourrait être plus beau que ça.
- L’artiste avec lequel tu rêves de faire un duo ?
Il y a plein d’artistes… sans filtre, le premier qui me vient en tête c’est STING. C’est un artiste qui n’a peur de rien. Il a touché à toutes sortes de musiques et styles différents mais il garde à chaque fois son identité tout en se mélangeant à l’univers de l’autre.
- Ibrahim MALOUF, la star du Jazz en France. Quel souvenir te reste-t-il de cette rencontre ? Votre duo « à tes souhaits » est tout simplement magnifique.
J’ai le souvenir d’avoir rencontré une personne avec beaucoup de générosité et de simplicité. Nous sommes de deux cultures très éloignées et en même temps nous avons beaucoup de points qui nous rassemblent par rapport au métissage, le fait qu’on l’y intègre à travers nos instruments et à travers le jazz.
Et une bienveillance qu’il a eue envers moi, malgré qu’il soit beaucoup plus connu que moi, il est une star et moi je continue de faire mon petit bout de chemin, il était ravi de partager.
Il m’a fait découvrir l’univers de M que je ne connaissais pas. Il m’a dit « J’adore cette chanson, tu la connais ? » je lui ai répondu « Je ne la connais pas mais je l’adore aussi, on va la faire sur scène ».
- Dans un monde où réussir en tant que femme demande encore une certaine détermination et persévérance, s’imposer en tant que musicienne dans un milieu -ayant été- longtemps essentiellement masculin a-t-il été difficile ?
A titre personnel, je dois te dire, je viens d’une famille de femmes fortes et j’ai été élevée dans la croyance qu’il n’y a pas de limites.
Si je regarde avec un peu plus d’objectivité : je suis une femme, je suis noire et je viens du tiers-monde, je cumule les handicaps.
Pour moi, ce sont mes forces. Ce sont des avantages. Il n’y a rien de plus forte qu’une femme. La force de volonté, de ténacité, dont nous les femmes, savons faire preuve et ça, les hommes le savent. En même temps, nous sommes des êtres extrêmement sensibles et doux, et ça aussi c’est aussi une force.
Il est vrai que dans le milieu du jazz, nous sommes encore en minorité et sous-représentées, et souvent dans le rôle de la chanteuse.
Je ne me vois pas comme quelqu’un qui doit revendiquer quoique ce soit en tant que femme mais je ne me vois pas non plus comme quelqu’un qui devrait avoir moins d’opportunités.
En tant que femme je suis très sensible à transmettre à mon audience ce que nous voulons de notre société et dans laquelle nous voulons voir grandir nos enfants.
- Je suis admirative de ton parcours et de ton engagement sur les droits de la femme et le droit d’exister. Que ce soit à travers ta musique ou ton être, le message que tu portes, peux-tu nous le partager ?
Aujourd’hui malheureusement on voit dans le monde un recul par rapport à certaines valeurs et acquis de ce que nous avions. J’incite à la réflexion, ce n’est pas un problème de nous les femmes mais un problème de toute la société.
Mon message est un message d’amour. Les messages sont dictés soit par l’amour soit par la peur. On voit de plus en plus de choix faits dans notre société, en politique, ou à niveau personnel, dans la peur. J’essaie de sensibiliser. Il n’y a que dans l’amour qu’on puisse vraiment s’épanouir et comprendre l’autre personne. On a tous la possibilité de faire changer les choses à un degré ou un autre.
Il me vient à l’esprit un proverbe africain qui dit « Si vous pensez que vous êtes trop petit pour faire la différence, c’est que vous n’avez jamais passé la nuit avec un moustique » -rires.
C’est beaucoup plus facile de dire, pour beaucoup d’entre nous, « je ne peux rien faire » et puis laisser couler. Tout le monde peut faire quelque chose, à un certain niveau. Je sais que je ne peux pas faire un joli concert et ne rien dire par rapport aux choses que je vois et qui me touchent.
- Quelle sera la ligne directive de ton prochain album ?
Ça va être très diffèrent- Je viens de rentrer de New-Orléans où j’enregistrais. C’est très dirigé sur la créolité. Qu’est-ce qu’est aujourd’hui être créole ? Cette rivière, ce fleuve qui devient un delta, qui influence un petit peu le reste du monde et cette recherche permanente de notre identité. Ce mélange avec les autres, tout ça, c’est la créolité. Nous avons tous quelque chose de quelqu’un d’autre. Ce sera un disque qui passera beaucoup par l’Afrique, par HAITI, CUBA. C’est un disque aussi plus noir. Plus afro. Le premier défit n’était de ne pas me répéter.
- Qu’aimerais-tu que l’on retienne de cet album ?
C’est un disque très personnel et que, parce que c’est personnel, c’est très universel.