par Philippe Desmond, texte et photos.
Thélonious Café Jazz Club, mercredi 16 février 2022.
Appliqué à la culture, le terme mainstream, encore un anglicisme, désigne le courant dominant diffusé par les médias de masse, radio, télé… Pour les amateurs de musique, de jazz en particulier, pris dans ce sens il a une forte connotation péjorative et c’est vrai qu’il y a très souvent de quoi. Dans le jazz il a par contre un sens très différent, désignant le jazz « classique » en réaction au be bop, ou à des courants plus engagés, privilégiant le swing et une certaine joie de vivre, en référence aux formations des années 30 ou 40. Ce courant est toujours bien vivant et de nombreux clubs ou festivals y consacrent leur programmation ; pour n’en citer qu’un exemple de chaque, le Caveau de la Huchette à Paris et le festival Southtown à Soustons au début du printemps. Il est cependant regardé avec condescendance par certains tenants du modernisme et de l’avant garde qui oublient que le jazz c’est aussi une Histoire avec un grand H. Il est par contre très apprécié du grand public par son côté accessible ne reniant pas pour autant la qualité musicale.
Ainsi le pianiste Franck Dijeau a-t-il utilisé le terme mainstream pour baptiser son trio. Grand spécialiste du swing notamment avec son remarquable big band, il ne renie pas, bien au contraire, les rythmes latinos *, caribéens… ainsi que le be bop comme on va le voir. La contrebassiste originaire d’Allemagne Léonie Hey et le batteur girondin Antoine Fillon, qui a longtemps vécu là-bas, sont donc les deux autres maillons du trio.
Depuis cette année le Mainstream trio a son rond de serviette au Thélonious Jazz Club avec une séance mensuelle. Franck Dijeau a eu la bonne idée de faire venir un invité différent chaque mois**. Ce soir il s’agit d’une invitée, Shekinah Rodz remarquable musicienne, saxophoniste (alto et soprano), flûtiste, percussionniste et chanteuse ! Elle était notre marraine au dernier tremplin Action Jazz en septembre 2021.
Première bonne nouvelle de la soirée, il y a la queue dans la rue pour entrer dans le club qui va finir par être plein. Nous sommes le premier jour d’un assouplissement des mesures sanitaires et voilà une note d’optimisme.
Après deux titres en trio, dont un très réussi « But not for me » voilà Shekinah qui fait son entrée au bendir sur « Tin Tin Deo » un morceau aussi bien joué par Dizzy Gillespie, Oscar Peterson ou encore Art Pepper. Elle enchaîne au sax soprano sur « Like someone in love » et entre de suite dans le vif du sujet avec un long chorus, relayé par ceux du trio, Franck très fluide au piano, Léonie légère sur ses cordes et Antoine souvent explosif. Quel plaisir renouvelé que de l’entendre et en plus si bien accompagnée. Sax alto, soprano, flûte rien ne l’arrête, la voilà en Shekinah Coltrane sur « Impressions » avec McCoy Dijeau, Léonie Garrison et Elvin Fillon, ça secoue drôlement, magnifique. Sur « Teach me tonight » au soprano elle provoque des effets Doppler en faisant circuler rapidement son soprano devant le micro, pas besoin d’électronique. Belle cohésion avec ce trio particulièrement agile avec qui elle n’a jamais joué !
C’est du jazz, on est dans un club donc on a droit à une jam avec deux invités surprises. D’abord, prenant la place de Franck au piano, Stéphane DeReine. Si son nom ne vous dit rien c’est que ce Bordelais travaille beaucoup aux USA et plutôt dans le R&B et la Soul, avec de petits artistes comme Ariana Grande, Stevie Wonder… Mais il pratique aussi le jazz fusion avec notamment Billy Cobham , Jean-Marie Ecay, Mel Gaynor… Inutile de dire que le « Saint-Thomas » prend une tournure des plus originales avec lui au piano, Shekinah jouant la mélodie à la flûte et non pas au sax ténor comme Sonny Rollins, la rythmique en feu n’étant pas en reste.
Autre invité, Morgan Marseille à la batterie, fils de Dominique – présent ce soir – le boss de l’école de batterie Dante Agostini de Bordeaux, véritable pépinière de batteurs dont justement Antoine Fillon est issu. Il va assurer pour un « Watermelon » bien mûr et goûteux !
Rappel avec une « Route 66 » que je baptiserais plutôt ce soir « Carretera Sesanta y Seis » tant son virage latino est prononcé ; pour autant pas de dérapage car si le trio en a sous le capot il maîtrise très bien cette énergie.
Une soirée comme on les aime, du bon jazz, des sourires sur la scène et dans la salle (parfois un peu bavarde), du bon vin, un bon repas et une agréable compagnie.
* Franck Dijeau a ainsi une autre formation, le trio In Situ avec Olivier Lorang (basse) et Bruno Sauvé (batterie) dédié au latin Jazz..
** le 16 mars le saxophoniste ténor Loïc Demeersseman , le 20 avril le tromboniste Cyril Dubilé, le 25 mai le Mainstream Trio All Stars.