Par Alain Flèche, photos Irène Piarou.

Nous arrivons un peu en avance, avec Michèle, Irène et Alain , dans cette charmante petite bourgade de Charente, où la précarité des structures locales (pas un troquet, pas une mobylette, rien, sauf…) cachent bien les trésors que vont nous offrir, en cette magnifique journée, le chef d’orchestre de ce mémorable événement, Bruno Tocanne, et ses amis. Nous en profitons pour rencontrer et échanger avec d’autres aficionados de ‘musique improvisée’ locaux, qui nous retirent tout doute, s’il en fallait,  quant à la qualité, et à l’ambiance de ce festival qui commençait le vendredi.

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     1er Rendez-vous, 11h, dans une délicieuse petite église du XIIème, avec un maître de la contrebasse contemporaine : Bernard SANTACRUZ.

Haute figure du style que l’on a pu déjà entendre avec Joëlle Léandre, Jean-Luc Cappozzo entre autres, et parmi les splendides projets de ‘The Bridge’ par exemple… Dans ce lieu qui incite généralement au silence, à la méditation et au recueillement, la contrebasse attaque avec force, exploitée dans toutes les capacités de son registre, et plus, avec des ascensions chromatiques chargées d’ostinati, d’un vibrato qui fait friser le quart de ton,  à travers un son charnu qui n’est pas sans rappeler Charlie Haden (hommage!?), tout l’édifice de pierre, et le cœur des fidèles, pardon c’est l’émotion, des auditeurs attentifs, résonnent d’une communion de complicité dans un sentiment de partage d’un moment sacré (séparé de l’extérieur, pour aborder le cœur du sujet : soi-même).

Bernard SantacruzEt ça décolle. Les cordes, le bois, sont frappés, frottés, caressés, triturés, exploités jusqu’à ce que mais… Cordes étirées comme d’une guitare électrique, d’un sitar, d’un Mingus. Et puis des harmonies, plein, partout, tout le manche, et plus, et plein l’église, touchée percée, dans les recoins les plus inaccessibles ;  et attendre, entendre une résolution qui ne viendra plus. Une suite à venir, à deviner, à l’archet.

Les sons, douceurs et fulgurances, enveloppent chaque détail de toute matière présente. Le son s’élève et enlève âme et esprit, qui s’en vont venir se mélanger aux sculptures ornant les chapiteaux des colonnes, de pierre blanche et pure, comme les notes connues ou pas, qui jaillissent de ce bel instrument, et de ce drôle  de p’tit grand bonhomme. Maintenant, il accroche des pinces à linge sur les cordes. Bizarre, comme des tambours étouffés, comme des pédales d’effets, bio. Souvenir suranné de jeu jouet à inventer. Alors on joue. Une ritournelle. Le son s’organise, jazzy, à la ‘Nola’. Allez, chiche qu’on serait dimanche et que c’est la fête… voilà, et la chanson continue, plus loin, où le relais sera repris par d’autres, poursuivant le chantier en marche.

          Juste le temps de traverser quelques champs de maïs, prendre air et soleil. Près de l’eau, sous les arbres, nous attendent déjà Jean COHEN et Fred ROUDET, soprano/bugle, ténor /trompette.

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 Ils nous convient à un moment d’art métaphysique. Où s’arrêtent les mots, commence la musique. Il y a de la musique. Il y a des mots. Qui vont bien ensemble. L’un après l’autre, mais ensemble. Des notes de Monk, des phrases de Coltrane. Ornette Coleman, Anthony Braxton, Ellington, Liszt… Ça parle de désirs, de mysterioso, de free, d’oiseaux, de poupée en satin, de femmes seules. Dans tous les sens, devinez… et puis des morceaux perso, très beaux, et des textes encore, aussi beaux, si. Les écrits bien dits par Fred, et le jeu bien fait entre les deux compères. On n’a rien perdu pour les entendre. Tout le contraire. On entend et comprend les mesures doublées ou ralenties, les tons qui s’arrêtent au quart du chemin,  les instruments qui s’échangent les partitions, et improbabilités et incongruités, thèmes à l’arrache et tempi différents, chacun. Quatre vents, deux soufflants, un esprit.

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De liberté (thème général et affirmé de la manifestation). Souffle d’anarchie gérée. Impro, chants, de l’un de l’autre, de tous et inversement, dans tous les sens, comme une danse. Et tous de danser, en-dedans, de la tête, de l’intérieur de la tête. À s’imaginer vivre les images dont on rêve. Folie douce et douceur furieuse. Avec bonheur et intensité, dans la joie et l’écoute réciproque, tels de merveilleux pédagogues prodiges, ils nous ont fait comprendre ce qui ne s’apprend pas, sentir ce qui n’a pas de nom, percevoir la musiques des sphères célestes.

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Dernières notes d’après O. Coleman, bluesy, groovy, gravy à dégouliner, à se répandre sur et dans la terre  qui a maintenant du mal à nous (sup)porter, tout en gardant l’espoir de rester vivants, encore un peu, pour écouter Mozart, qui aura le dernier mot : quid de la technique et même du génie, s’il n’est de l’ amour !

Les oreilles, l’esprit, l’âme rassasiés, il est temps de s’alimenter, puis de flâner, rencontrer, échanger, il est bientôt 16 h, en route pour la salle des fêtes, ça en sera une, et une belle ! Nous attend le dessert, en forme de plan de résistance … à la bêtise.

      Alain Blesing et sa Fender strato-magique se posent. Un petit air pas piqué des vers navigue d’une oreille à l’autre. Espèce de folk country, en direct ligne des étoiles, une pédale ‘fuzz’ amplifie la notion d’espace sidéral. Sidérant ! On pense à Bill Frisell, pas longtemps. On attaque sérieusement l’instrument, par tous les bouts. On se rapprocherait plus d’un Fred Frith maintenant. Il n’écoute pas les conseils de Boby Lapointe et tripote sa gratte de tous ses doigts, il est vrai que c’est loin d’être une guitare ‘sommaire’.

Alain Blesing (guitare solo)

Ça fourmille de tout un tas de nuances de couleurs qui n’ont pas encore de nom. Arcs-en-ciel ésotériques qui se superposent, se chevauchent, s’assombrissent un instant pour mieux éclater de lumière quelques notes plus tard. Vaisseau cosmique qui navigue parmi les galaxies inconnues. Ce vieux loup de l’air sait le chemin, alors on lui fait confiance.  Même s’il ne sert à rien d’essayer de s’accrocher à des bouts de mélodie qui n’existent pas. Le capitaine est sûr de lui, on le sent, on le suit. Le capitaine parle à l’équipage (nous) : bon, le capodastre, on le met où ? Un chiffre entre 5 et 12 ? allez, il sera sur la case du si. Et c’est reparti pour un free-folk sans racine qui a vite fait de tourner au rock à la coque avant que d’effilocher dans le vide intersidéral de tous les possibles. Aérien, éthéré, si loin et si proche, la tête dans les étoiles ou des étoiles plein la tête ?! Là, c’est Mozart qui a raison : y a de l’amour là-d’dans ! C’est pour ça que ça marche. Tellement barré loin, que le dernier morceau, censé être un standard, personne ne le reconnaîtra. Un ‘My funny Valentine’ totalement perché qui va tenter de nous faire sentir le retour à la terre ferme … manqué. Impossible d’atterrir. On est trop bien à flotter au milieu des planètes multicolores. Alors, planons ! En attendant que se mette en place la bande à Bruno…

Bruno Tocanne

     ‘At last but not at least’ : rien de moins que le(un des) chef-d’œuvre iconoclastique de Carla Bley/Mike Mantler , opéra-free-jazz culte pour happy few : Escalator over the hill’ qui va servir de support à la version qu’a imaginé Bruno and Co, modestement intitulé : ‘ Over the hill’. Gonflé le ‘gonze’, de s’attaquer à un morceau aussi chargé, touffu, exigeant, capricieux, bouleversant, somptueux,  et j’en passe, que celui-ci. Et puis, oser risquer la comparaison avec les pointures qui ont participé à la réalisation originale… pourtant, challenge réussi, pari gagné. Fallait vraiment une bande d’anars, fous de beauté, assumant leur désir d’hommage respectueux, pour faire ça. En mieux ?!, presque, si cela était possible. En tous cas, actualisé, dépoussiéré, embellit de force vivante. Oui, bien vivants les Bruno TOCANNE, Alain BLESING, Jean COHEN, Sophia DOMANCICH, Rémi GAUDILLAT, Antoine LANG, Fred ROUDET et Olivier THEMINES.

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Il suffit de les voir : sérieux, concentrés, yeux et oreilles attentifs, en alerte, scotchés au carton et à chaque note diffusée, rien ne leur échappe : un geste, un mouvement, un regard, tout est important pour bien faire de leur mieux. L’escalier mécanique se met en marche vers le haut de la colline, intro basse/batterie rapidement rejoint par la troupe aux aguets. Ça s’enflamme, à 3 temps, on dirait Kurt Weill passé à la moulinette de J.C.Averty. 1er solo : clarinette basse. Olivier a perdu sa crête, pas son talent.

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Magie du système anarchique (l’ordre moins le pouvoir, selon Léo), chacun conduit l’ensemble, comme et quand il faut. Morceau de bravoure : ‘ All India Radio’ (qui fournit l’inspiration du visuel splendide de la pochette du CD témoin : indispensable), Rémi brode, fait de la dentelle sur ce qui devient une espèce de rock progressif à la Canterbury. Au tour d’Antoine de se lâcher. Il chuchote, murmure, une plainte, un cri, il hurle, éructe…

Rémi Gaudillat

Antoine Läng

Phil Minton et John Grease à lui tout seul, enfin pas si seul… tous se portent, se hissent, s’enlacent, se lâchent et se reprennent. Tout est en devenir permanent. Le binaire chahute avec le ternaire. Tension, détente, flou artistique contrôlé. Intensité dramatique maîtrisée. Chorus de toute beauté. On est cloué. Le sax s’est détaché, envolé de fulgurance exacerbée, suivi de près par la guitare libérée, saturée de multi-sons multi-sens. Chaque son a sa justification, mais pas de résolution. Tout est en suspend. Suspens maximal. Sophia, craque, explose d’un rire joyeux, s’en excuse, tant pis, c’est bon, c’est beau.

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Fusion totale, cohérence parfaite. Mise en place redoutable qui permet les plus hautes libertés. La salle des fêtes (défaite) sonne comme un auditorium fantastique ! Liesse générale, il semble que plus rien ne peut arrêter la machine  à explorer le bonheur… pourtant, pourtant … les musiciens fabuleux sont lessivés, rincés, vidés. Leur reste juste assez de joie pour venir encore vers nous, et de se congratuler, se féliciter à qui mieux, s’embrasser autre que de raison, et puis se dire … à bientôt, keep on touch… au pire : à dans un an.

Nous venons de vivre un grand moment de joie, de plaisir, d’émotion, d’Amour !