Avishaï Cohen trio à l’Auditorium de l’Opéra de Bordeaux
Par Ivan Cormier, photos Jean-Michel Meyre.
Auditorium de Bordeaux, lundi 29 mai 2023.
Le contrebassiste Avishai Cohen se produisait en trio à l’Auditorium de l’Opéra de Bordeaux devant une salle comble. Lorsqu’un public averti, de tous âges, parfois venu de loin, manifeste sa fidélité en ovationnant le maestro avant même que ne résonne la première note, l’anticipation est palpable, la tension monte. Une telle ferveur va donner des ailes à un trio de haut vol dont l’audace et l’éclat spectaculaire fascinent de bout en bout.
L’exubérance d’Avishai Cohen n’est pas étrangère à cet enthousiasme. Jamais figé, jamais austère, il entraîne, danse et fait bouger les plus raides d’entre nous par son jeu de contrebasse d’une vivacité et d’une urgence exceptionnelles. Il fait corps avec son instrument : l’on peut lire sur son visage, déduire de son expression corporelle les émotions qui traversent ses compositions. N’y voyez aucune affectation, il a horreur du cabotinage. Quant à ses deux nouvelles recrues talentueuses, Roni Kaspi (à la batterie) et Guy Moskovich (au piano) —elle a 21 ans, lui 27— on ne leur en voudra pas de jouer assis, de ne pas faire tournoyer les baguettes entre les doigts, de ne pas faire violence à leur instrument en le frappant inconsidérément. L’économie du geste est parfaite, nul besoin de lui donner une amplitude histrionique pour faire ressentir l’énergie.
Si Avishai n’annonce pas les titres des morceaux joués lors de ce concert, c’est sans doute pour ne pas rompre le charme, déconcentrer les musiciens, dénaturer l’intention, détourner l’attention. L’extrême sobriété des présentations favorise effectivement la concentration et l’écoute. Pour peu que l’on se soucie des appellations contrôlées, l’on reconnaîtra au passage des titres tels que ‘Remembering’, ‘The Window’, et l’on découvrira avec intérêt les variations par rapport aux enregistrements (chaque interprète a son propre son, son toucher, son approche personnelle c’est ce qui rend chaque spectacle unique)
Par exemple, Guy introduit ‘Dreaming’ en martelant une seule note de façon à bien faire ressentir la métrique. Son toucher lumineux et son phrasé font penser à Keith Jarrett. Cependant, les rythmes et la répartition des rôles entre le piano et la contrebasse vont bien plus loin que dans les trios de K. Jarrett. Ce dernier n’était pas tendre avec ses contrebassistes et leur concédait une part d’initiative réduite alors qu’ici la mélodie est le plus souvent jouée à la contrebasse, le compositeur tient les rênes et s’applique à mettre en valeur les qualités de ses collaborateurs. Un sentiment de plénitude résulte de l’échange constant et de la complémentarité entre la main gauche du pianiste et les notes d’Avishai. Attaquées avec une fermeté saisissante et toujours le volume sonore idéal, ces notes graves, profondes, sont pourtant plutôt brèves pour ressembler à des percussions ou pour ne masquer aucune résonance, parfois même étouffées pour laisser entendre le travail de dentelle de Roni. C’est tout à l’honneur d’Avishai de ne jamais écraser ses comparses, de se garder de la tentation chez les bassistes leaders de couvrir les autres instruments en montant leur propre volume.
La stabilité du tempo et la pureté du son sont essentielles, Avishai déjoue constamment la pulsation principale, au point que les trois quarts du temps on croirait qu’il est « en l’air ». Pour pouvoir se libérer ainsi et défier la régularité métronomique il lui faut impérativement entendre distinctement le premier temps, le moindre flou ruinerait l’effet polyrythmique, tout rebond asynchrone perturberait irrémédiablement l’ensemble. Cette extrême rigueur donne à chaque composition un allant, une sûreté et une force que l’auditeur ressent jusque dans ses orteils. Faites abstraction du rythme et vous trouverez simplissimes les mélodies, pourtant si belles : sans doute est-ce une des clés du succès populaire de cet artiste adulé dans le monde entier. Ajoutez à cela l’impression globale de naturel, chaque intervention apparaissant comme une évidence.
Tout concourt à maintenir la fluidité du discours quelle que soit la complexité des phrases. Les parties à l’unisson avec le piano ravissent, celles en contrechant surprennent : l’accentuation varie, installe des dissymétries, le placement des appuis est tout sauf prévisible. Ce sautillement et ce ballottage constants sont dans la durée et l’intensité semblables à ceux de l’eau de mer sur une côte rocheuse. Pardon de filer la métaphore, mais j’ai ressenti par moments l’écume des grosses vagues explosant sur les premiers rochers, j’étais précipité vers des embûches sur lesquelles je trébuchais tandis que le trio, lui, en épousait sans difficulté apparente les contours acérés et poursuivait sa course avec une agilité déconcertante.
Roni Kaspi, encore inconnue du grand public il y a un an et demi, a impressionné par son inventivité, sa parfaite gestion du son et de l’espace, épousant chacune des notes sans fioriture puisque les rythmes sont déjà bien marqués, alternant des phrases aérées, calmes, sur des tempi moyens et des crescendos, tempo doublé, pour des passages denses, intenses, fiévreux, capables de vous emmener vers la transe. Elle lance son chorus à la façon d’un joueur d’échecs ayant repéré une position dominante.
Il serait vain de vouloir percer les secrets de l’inspiration d’Avishai Cohen. On a parlé de sa capacité à synthétiser et à intégrer l’héritage familial, les influences andalouses, grecques, judéo-arabes, polonaises, auxquelles il ne faut pas oublier de rajouter la musique classique et contemporaine, le jazz et la musique latino ; mais au-delà de son exploration méthodique de lui-même, de la respiration dans tous ses états, des notes et des formules employées… il y a une vraie démarche esthétique totalement originale.
Il est tentant aussi de rattacher à sa personnalité une petite enfance vécue dans un kibboutz, un environnement bouillant de jeunesse, volontariste et extraordinairement cosmopolite exaltant des valeurs de partage, un esprit collaboratif. Peut-être y verra-t-on les germes d’une identité musicale défendant ces mêmes idéaux. Quoi qu’il en soit, le talent est individuel.
Au terme de cette belle soirée la question est sur toutes les lèvres : à quand le prochain concert du trio ?
Programme jazz 2023-2024 de l’Opéra de Bordeaux : https://wp.me/pdxYN8-8Hf
Site de l’Opéra de Bordeaux : https://www.opera-bordeaux.com/