Par Philippe Desmond, photos Philippe Marzat
L’Entrepôt, le Haillan samedi 9 février 2019.
Le mois de février est depuis quelques années le moment attendu de « Accords à Corps » cette rencontre entre le ballet et le jazz. Déjà la 7ème édition de ce magnifique événement.
Le principe, une création originale pour une seule soirée à partir de musiques de jazz proposées ou composées par Olivier Gatto et son Spiritual Warriors Orchestra et sur lesquelles les danseuses et danseur (un seul!) de Tempo Jazz (1), du PESMD (2) et du JBA (3) imaginent leurs chorégraphies.
Un immense travail pour une représentation unique à tous les sens du terme ! Mais aussi de nombreuses rencontres avec les écoles et collège de la ville, le centre social et l’EHPAD.
Une année c’est long mais pour un tel ouvrage pas tant que ça. Le spectacle superbe de l’an dernier est encore dans les mémoires, ses couleurs chatoyantes, cette fête sur scène, comment faire mieux ? En faisant autrement !
Olivier Gatto a ainsi changé le style de la musique et tout en s’appuyant sur son socle solide, la polyvalente, et à un très haut niveau, Shekinah Rodz bien sûr, le désormais habitué pianiste Dimitris Sevdalis, le plus latino des Grecs, et le remarquable percussionniste antillais de Bordeaux Frantz Fléreau, il a eu l’idée de faire venir son complice toulonnais, ce soir uniquement flûtiste, rien moins que Christophe Dal Sasso et deux américains.
Pas n’importe qui non plus, venus de Los Angeles où ils fréquentent la scène jazz cosmopolite et ethnique du quartier de Leimert Park ce « Greenwich Village noir » haut lieu de la culture afro-américaine, le batteur Dexter Story et le poète Kamau Daáood. Ce dernier à la stature immense est le genre de personne qui ne peut laisser indifférent, une aura fascinante et un discours puissant. Sa présence seule a certainement donné la couleur de cette année au spectacle. Une sobriété et une épaisseur marquantes.
Après une intro amusante en un clin d’œil à West Side Story c’est un tableau surprenant qui nous est proposé avec « Africa ». Un tissu ondulant sous lequel se devinent des corps qui petit à petit vont émerger ; une beauté immédiate qui vous saute aux yeux, au son d’une invocation mystérieuse et lancinante de la voix grave de Kamau.
La musique arrive, le discours du poète se fait plus précis, les surtitres permettant sa compréhension. Une parole humaniste, mêlant la souffrance de ses ancêtres, l’espoir, les luttes toujours actuelles, les apaisements. Un discours engagé scandé avec une certaine solennité.
Le second tableau tout de noir et de blanc, d’ombre et de lumière est d’un effet percutant. Les costumes sont simples et sur la musique d’Horace Silver la scène s ‘anime. Duo de danseuses les autres se mouvant en groupe, toujours deux foyers d’intérêt visuel, un ballet moderne, sensuel et grave à la fois. Le ton est donné pour la soirée une sobriété éclatante, un riche dépouillement et même une certaine gravité.
La douceur chaloupée des flûtes sur Goddess of Love pour une déambulation délicate des danseuses, puis un duo dansé au son de la voix profonde de Kamau, nous voilà ailleurs.
Voilà « the Men » un blues, les robes éthérées des danseuses, au milieu desquelles the man, le seul danseur de la soirée évolue avec sérénité, mais le sax de Shekinah, qui jusque là dialoguait avec le poète, transforme le thème en swing, le rythme s’accélère, revient vers le blues, superbe.
Je n’ai pas les compétences pour juger de la technicité des danseuses, la pertinence des chorégraphies, mais comme simple spectateur me voilà comblé, ce qui me semble le principal et les photos en parleront mieux que moi.
Les musiciens, cette année bien mis en valeur en fond de scène, en résidence toute la semaine pour préparer ce concert sous la direction d’Olivier Gatto, toujours aussi exigeant, curieux de toutes musiques, jamais rassasié, ces musiciens donc au talent immense que leur travail transcende, quelle chance de les entendre. Quel privilège pour ce public attiré par le ballet, présent pour une fille, une sœur ou une amie qui danse et qui découvre le jazz à ce niveau (ma voisine de place par exemple) et qui aurait certainement raté ça si la musique seule avait été proposée ce soir. Quelle belle vitrine pour ce jazz que nous aimons tant et dont l’audience est si complexe à étoffer…
Pourtant oublions les musiciens pour un tableau sans musique aux seuls sons de quelques bruitages buccaux, des crissements des baskets sur le sol, de quelques claps et de petits cris. Une trouvaille superbe !
Sur des paroles de tolérance, de partage de cultures, de religions, de civilisations scandées par Kamau, voilà « One » et un tourbillon de costumes colorés , de tenues diverses, toutes les danseuses et le danseur (4) sur scène ; un enchantement.
« World Music » et son énumération surréaliste de Kamau, sur une musique minimaliste et si intense. Pas de Shekinah pour moi sans un de ses titres fétiches « Little Sunflower » dans un arrangement ici plein de délicatesse, une danseuse vêtue de soleil étant rejointe par la troupe quasi entière, un champ de tournesols multicolores sur scène.
« Leimert Park » mis en musique par Olivier Gatto comme la plupart des textes de Kamau Daáood ce soir, « du Be Bop au Hip Hop » un hommage à ce quartier si créatif et qui tend à s’effacer devant une gentrification urbaine.
Pour terminer un final festif et écarlate sur le « Quiet Fire » de George Cables bien arrangé à la porto-ricaine et se finissant par une parade de Shekinah, Frantz et Kamau sous les claps du public ce soir en mesure.
Un registre totalement différent de l’an dernier pour notre plus grand bonheur et une émotion intense ! Merci aux musiciens, danseuses, danseur, chorégraphes, techniciens son et lumières (top !) et à l’équipe de l’Entrepôt. Mon âge déjà avancé n’a guère besoin d’un an de plus pourtant il me tarde la 8ème édition.
Et si au lieu d’une soirée vous en faisiez deux les amis, vu le nombre de gens qui n’ont pas pu venir le concert étant complet depuis longtemps, avec le travail que vous faites ce serait fantastique !
(1) Tempo Jazz : association de danse du Haillan sous la direction de Marie-Hélène Plassan.
(2) Pôle d’Enseignement Supérieur de la Musique et de la Danse de Bordeaux qui délivre des diplômes de professeurs
(3) Jeune Ballet d’Aquitaine préparant des candidats au métier d’artiste chorégraphique- danseur interprète.
(4) Je n’arrive pas à me résoudre à employer ici «les danseurs », le masculin devant grammaticalement l’emporter sur le féminin du fait de la présence d’un seul danseur !
Musiques et tableaux:
- Africa puis Living Waters (Kamau Daáood / Olivier Gatto)
- Gods of the Yoruba (Horace Silver)
- Goddess of Love (Lonnie Liston Smith)
- Ancestral Echoes (Kamau Daáood / Olivier Gatto)
- The Men (Kamau Daáood / Olivier Gatto)
- Art Blakey D-Sticks (Kamau Daáood / Olivier Gatto)
- Les « Steamheat » pas de musique
- One (Ahmad Jamal)
- One (Kamau Daáood / Olivier Gatto)
- World Music (Kamau Daáood)
- Piece of Mind (Idriss Muhammad)
- Little Sunflower (Freddie Hubbard)
- Leimert Park (Kamau Daáood / Olivier Gatto)
- Quiet Fire (George Cables)