TùCA à la MECA de Bordeaux, concert du 09/11/2022 – Sortie de résidence.
Par Ivan Denis Cormier, Photos Frédéric Boudou & Dom Imonk
Une fois n’est pas coutume, commençons par la contrebasse, stupéfiante, véritable cheville ouvrière de l’ensemble. Rien à voir avec la walking bass d’antan dont on pouvait anticiper la majorité des lignes, qu’elle aille au pas, au trot ou au galop. Celle-ci avance telle une bête féroce sur le point d’attaquer, avec une incroyable souplesse, un contrôle total, bloquant sa respiration, espaçant ses appuis, concentrée sur son objectif. Cette façon inédite d’utiliser les silences pour produire un jazz mâtiné de pop-rock renouvelle complètement les genres. A l’évidence, Cyril DRAPÉ est déjà un maître. Son aisance, sa métrique tout à fait originale, l’économie de notes, la justesse, le phrasé délié, le goût infaillible, bref, le surdoué, facétieux de surcroît, qu’on remarque d’emblée pour sa présence brillante.
Pour se synchroniser parfaitement avec ce phénomène il faut un sacré batteur, capable d’être son ombre, de coller à chaque pas, de se confondre avec le décor. Derrière, Simon LACOUTURE remplit excellemment ce rôle : batteur fin, musclé mais discret, préférant suggérer et doser subtilement plutôt qu’asséner des coups mortels. Une dynamique qui donne des ailes aux traits mélodiques, une ornementation sobre mais efficace pour annoncer ou souligner des changements de structure, d’humeur, de climat. Beaucoup d’espace laissé aux solistes, un tempo d’une solidité à toute épreuve, et surtout visiblement une écoute constante. Magistral, là encore.
De part et d’autre de la scène les deux guitaristes, Thomas GAUCHER et Martin FERREYROS ne sont pas en reste. Ils vont tour à tour exposer les thèmes, à l’unisson ou en contre-chant, parfois même en contrepoint. Dès que commencent les parties improvisées, les idées lancées sont captées instantanément, développées de façon progressive et ordonnée, avant, pendant et après chaque chorus. Tout est remarquable : l’inspiration, la détermination, le souci de ne jamais gêner l’autre par une note ou un accent intempestif, le soutien harmonique et rythmique indéfectible, la cohésion exemplaire.
Aidées de pédaliers d’effets, les guitares déploient une palette de saveurs quasiment infinie, jouent les petites mains amenant au chef sur un plateau les riches sauces et les plats principaux qui lui serviront à composer un menu grandiose. Leur concentration, leur volonté de ne jamais s’égarer dans un verbiage inutile, leurs magnifiques improvisations totalement inspirées, d’une intensité qui rappelle celle d’Allan Holdsworth ou de Kurt Rosenwinkel, leur clin d’œil aux idoles vintage Chuck Berry ou BB King lors du rappel, tout cela ravit. Que les gratteux du coin accourent, ils verront combien leur instrument peut surprendre entre des mains expertes.
On ressent dans nos entrailles, on savoure pleinement chacun de ces accords somptueux qu’ils prennent le temps de faire durer lorsqu’ils ne sont pas juste de passage. Les thèmes, eux, sont suffisamment alertes pour vous faire haleter. Les complexités rythmiques sont avalées sans difficulté apparente, donnant un coup de fouet à la mélodie et procurant visiblement au groupe la satisfaction du devoir accompli. A voir le plaisir que prennent les musiciens sur la scène, nous sommes gagnés par une espèce d’euphorie douce.
Last but not least, Louis GACHET, trompettiste à l’origine du projet, outre ses talents d’instrumentiste- compositeur-arrangeur, fait preuve de toutes les qualités que l’on attend d’un leader : l’humanité, l’humilité, le respect, l’ouverture, la sagacité. Lui aussi se met au service de la musique, évitant soigneusement les recettes éculées, fuyant en particulier les clichés hard bop. Les évocations reconnaissables ne sont jamais du pastiche ou du plagiat, l’originalité du projet est totale.
Quand un artiste s’oblige à créer, à innover, le travail préparatoire est considérable. Louis avoue être à la peine, tandis que l’auditoire se délecte, ne voyant que la partie émergée de l’iceberg : un ensemble soudé, des solistes qui discourent sans hésitation, trouvant des formules qui font mouche et faisant ressortir des harmoniques insoupçonnées…
Le vieux croûton que je suis enrage de voir des jeunes aussi frais et aussi complets redessiner avec autorité les contours d’un jazz qui intègre le passé pour mieux le dépasser, qui illustre à merveille l’interdépendance et propose une vision éclairée de la modernité, jetant des ponts entre, en gros, le rock, le folk, le classique, le jazz, les noirs, les blancs, l’ancienne et la nouvelle génération… TùCA nous offre l’antidote à l’imbécillité de la musique d’ambiance.
Réjouissons-nous de ce que la Méca, nouveau lieu emblématique de la culture en Nouvelle Aquitaine, ait programmé leur concert de sortie de résidence, en partenariat avec Action Jazz. Très vite, nous avions le sentiment d’être des invités privilégiés : l’on aurait pu entendre une aiguille tomber dans cette magnifique salle de concert gracieusement prêtée par l’OARA pour l’occasion. Le volume parfaitement contrôlé permet à chaque note de s’entendre avec la plus grande clarté, à chaque sonorité de toucher au coeur. Au dire des musiciens, l’accueil a été somptueux : par leur amabilité, leur disponibilité, leur professionnalisme, les techniciens les ont mis en condition. Ils ont ainsi contribué à rehausser la beauté et la pureté d’une musique dont la sincérité ne fait aucun doute.
Galerie photos © Dom Imonk