Ferments: El mapa sensitu d’une illa


Annie Robert


Rocher de Palmer / Cenon Bordeaux / 5/04/ 2018


Voici un concert différent, proche, multiforme, sensoriel où la gastronomie le dispute à la musique, et l’innovation à la tradition. Il s’agit pour nous tous de plonger sans retenue dans la culture des Baléares, dans une expérience sensorielle mêlant le jazz, le chant et …la cuisine.

L’accueil est déjà tout un programme: des bouchées à déguster à l’entrée, un petit sac avec des grignotis à amener avec soi pour le spectacle. Les sens sont déjà en éveil et la curiosité clignote.
Car que sait- on vraiment des Baléares, entre clichés sur papier-touriste, crème solaire, plages fines, night- clubs et jet set et la réalité vivante des petites routes bondissantes, de la pointe australe battue par les vagues, des vitraux en rosace colorée, de la gloriette au dessus de l’abîme ou des amandiers en fleurs….? Pas grand-chose en somme…
Au milieu d’ une surenchère touristique désincarnée, la question de l’identité se pose certainement pour les majorquins et cherche visiblement à survivre. Le projet de Miquel Brunet ( piano) repose sur cette crainte et révèle un beau sursaut. A partir d’une culture minoritaire, qui pourrait facilement être reléguée dans un folklore édulcoré, une contribution riche, autre, peut être apportée au paysage créatif, il en est certain. Il suffit d’essayer, de tenter, de sortir des habitudes, de faire connaître aussi, enfin de ne pas laisser mourir ce qui constitue une histoire et un socle commun Une manière en somme de résister à la globalisation morose. Et les catalans sont des habitués de la résistance… habitués à faire entendre leurs voix, dans les urnes, dans la langue, dans le chant.

Créer des passages, ouvrir des possibles, c’est ce qui va être fait tout au long du concert. Les chansons de Majorque se mélangent avec des fragments de textes lus en catalan ou en anglais , tous soutenus par une base jazzy. «Ce projet c’est aussi l’ histoire de trois jours d’emprisonnement introspectif dans un studio d’enregistrement à la recherche d’une connexion entre les nouvelles générations de musiciens de jazz et les aspects les plus ancestraux de l’île. Sans partitions, ou directives établies, ne réagissant qu’aux perceptions sensorielles , musiciens, danseurs, cuisiniers et vignerons interagissent à la recherche de nouvelles formes d’expression. Goûter, sentir, regarder, puis créer.» nous explique Miquel Brunet.

Deux voix vont surtout marquer les oreilles. L’une est claire, juvénile mais puissante, celle de Julia Colom, proche de la plainte ou du fado, elle incarne la Sibil.la, ce vieux chant moitié grégorien, moitié païen, résistant à l’église et aux bienséances, parlant d’amour, de peur et d’avenir inquiet.
L’autre voix, plus rauque, plus âgée est celle de Biel Majoral, professeur de catalan et vigneron à ses heures, qui a passé une partie de sa vie à recueillir les chants majorquins, petites scène de vie, chants de travail ou de fête. Alternativement, ou ensemble, ils vont couvrir tous les aspects de la vie populaire, de l’église à la résistance républicaine. Avec eux se mêleront, textes poétiques, contes cruels ou danse contemporaine avec la gestuelle déliée d’Alexandra Palomo. En soutien permanent, Pep Garau, trompette, Juan Antonio Xas, saxophone,Josep Oliver Rubio, trombone et instruments traditionnels, Pep LLuís Garcia, batterie et percussion assurent une rythmique jazz, sans reproches, active, plutôt classique dans son inspiration et sa forme. Ils ouvrent la tradition et la bousculent. Le mélange est parfois magnifique dans son croisement et dans son tissage, parfois un peu plus simplement superposé.
A l’arrière de la scène sont projetées des images multiples, paysages de pierre et d’oliviers, clairs obscurs et brûlots de ciel rouge, gestes tendres et complicités de studio, objets simples, couleurs de vie qui nous immergent encore davantage dans un Majorque peu connu. Il ne manque que les odeurs, la cuisine, l’air et les senteurs que viendra nous apporter en fin de concert Maria Solivellas aux fourneaux sur la scène et après le concert.

Mais pour moi, petite- fille de catalans balayés par Franco, c’est la langue qui a envahi toute la sphère des émotions, cette langue qui chante, qui chuinte, qui roule, qui fait monter les larmes . Cette langue qui fleure le latin, les câlins et la nostalgie. Elle représente l’enfance, le déchirement des miens, l’exil mais aussi le plaisir de la parole, du souvenir et le rire des mots. Elle se révèle dans Ferments le trait d’union d’une terre, son espoir et sa belle vitalité que l’on soit majorquin ou d’ailleurs, amoureux de la sybil.la ou non, fan de jazz ou pas. C’est elle qui a traverse le chant, les notes, en est le miel et la farine, l’olive dans la soupe que nous finirons tous par aller déguster à la fin du concert sous l’œil attentif de Maria Solivellas après quelques notes de flûte et de cornemuse celte-ibère pour conclure ce concert généreux et sincère d’une ouverture rayonnante.
C’est avec le verre à la main et la cuillère vaillante que nous
avons conclu ce voyage rare et ce beau projet .
La musique de Baléares reviendra cet été pour le festival des Hauts de Garonne.
A ne pas rater… !!


PS :Ferments est aussi un hommage particulier à l’album de Miles Davis  Bitches Brew.
Merci à 
Raül David Martínez Gili pour ses photos….