par Philippe Desmond, texte et photos.
Institut Bouddhiste Tibétain de Bordeaux, vendredi 23 octobre 2020.
Parmi tous les chemins du jazz Action Jazz vous propose aujourd’hui un pas de côté, ce pas que certains musiciens, disons occidentaux, ont déjà fait, un pas vers la musique indienne traditionnelle et notamment le râga. Dans les années soixante un certain John Coltrane n’avait-il pas flirté avec cette musique, baptisant même un fils du prénom de Ravi en hommage au grand Ravi Shankar. Un peu plus tard un autre John, McLaughlin avec le Mahavishnu Orchestra puis avec Shakti, que j’ai eu la chance de voir en 1976, est allé encore plus loin. Plus récemment en 2003 je me souviens qu’au Femina de Bordeaux c’est Didier Lockwood qui était venu présenter « Omkara » avec Raghunat Manet et ses musiciens. Quant à Norah Jones c’est dans son sang qu’elle porte cette musique. Dans un autre genre n’oublions pas les Beatles bien sûr.
Ce pas de côté nous allons le faire avec Mark Brenner, le musicien anglais et bientôt français, qui n’est pas un habitué de ces colonnes, lui qui évolue plutôt dans la pop anglaise, poly-instrumentiste aussi à l’aise dans les reprises de grands groupes anglo-américains que dans ses propres compositions. Influencé pas mal par les Beatles, c’est certainement par eux qu’il a mis le doigt, ou plutôt les doigts – il est guitariste, bassiste, contrebassiste et sitariste – dans cet univers musical souvent insolite pour nos oreilles. Ses compositions personnelles sont de plus en plus teintées de la culture indienne mais surtout, grâce à son apprentissage auprès du maître Parimal Sadaphal, il est en train de devenir un très bon spécialiste dans la musique plus classique et donc le râga, exercice qui a des points communs avec le jazz.
Très codifiée au départ, cette musique laisse ensuite une certaine liberté d’improvisation avec ce côté modal repris dans le jazz. Certes les sonorités sont différentes, les instruments le sont tellement, mais l’esprit est là. Liberté, rythme, virtuosité et, comme pour apprécier le jazz, connaissance minimale du sujet. Mais si comme moi on est novice en la matière, on peut simplement se laisser emporter pas ces mélopées de sitar, rejointes pas le timbre caractéristique et délicat, tout en résonance, des tablas.
Ce soir ils sont trois pour Karmarama, Mark Brenner au sitar, Matthias Labbé grand joueur de tabla
et une vraie jazzwoman, Shekinah Rodriguez aux flûtes et au sax soprano. Elle va quant à elle, apporter la touche occidentale à la musique, faire le pont entre ces deux cultures.
Une telle musique mérite un environnement particulier, une atmosphère. Le lieu de ce soir est parfait, l’Institut Bouddhiste Tibétain de Bordeaux, un temple tenu par des bénévoles laïcs, ouvert à tout ceux qui cherchent une paix intérieure par une autre voie.
Public limité bien sûr pour ce concert, masqué, gélifié, distancié et en plus déchaussé ! Ambiance feutrée, paisible voire intimidante, lumière chaude vers les trois musiciens assis en tailleur sur le tapis et vêtus de tenues traditionnelles, Shekina brillant des mille feux de sa robe tissée d’or et de son sourire. Quel plaisir de la retrouver après une longue absence due à ce que vous savez mais aussi à la production d’un très certainement futur musicien.
En première partie voilà deux râgas, mélopées virtuoses de sitar avec en fond un « bourdon » ici électronique, traditionnellement donné par la vibration du tanpura, installant cette ambiance si particulière. La mélodie évolue au sitar de Mark Brenner, le rythme s’installe avec l’arrivée marquante du tabla de Matthias Labbé, un fût léger et aigu, le Dayan, l’autre plus grave et profond, le Bayan, tous deux joués avec la légèreté des doigts et non la paume de la main comme des congas. Le tempo, si différent de ceux que l’on connaît, augmente, un dialogue se met en place comme au jazz, une certaine fièvre monte retombant dans le final, le son métallique du sitar ramenant au calme aidé par la douce résonance des cordes sympathiques.
Dans le second râga, voilà l’arrivée en cours de morceau du sax soprano de Shekinah, on retrouve nos références, le timbre, l’improvisation plus familière. La fusion est parfaite entre ces deux modes musicaux, on le savait ça se confirme. Les trois musiciens sont en parfaite harmonie, une harmonie différente, le charme passe, l’attention est extrême mais je me surprends à battre la mesure, laquelle, je n’en sais rien.
La deuxième partie sera consacrée aux superbes compositions de Mark Brenner, notamment celles qui figurent dans son dernier album, un vinyle, intitulé « Symmetry ». Il reprendra aussi « Traces of you » un titre des deux sœurs Anoushka Shankar et Norah Jones, pour ceux qui l’ignoreraient encore, filles de Ravi Shankar. Lui aurait eu 100 ans cette année et tout un tas de manifestations étaient prévues en son honneur mais un virus, lui aussi venu d’Asie, en a décidé autrement…
Répertoire indie-pop développé lors des voyages de Mark en Inde, avec des arrangements différents de l’album et quelques bandes préenregistrées ( un véritable Mike Oldfield ce Mark) et la vraie présence de nos trois virtuoses. Bon courage à nos amis disquaires pour savoir où ranger ça, World Music étant la solution de facilité !
Pour le rappel retour au râga avec, dans le plus pur style du jazz, un jeu de questions réponses à trois des plus excitants le sax soprano occidental ne voulant pas se laisser voler la parole par ses collègues instruments indiens !
Une soirée d’évasion totale, tellement nécessaire en ce moment.
Set list :
Râga Bhairavi : alap (ouverture) puis ghat (composition) et jhala (fin rhythmique)
Râga Yaman Kalyan : alap, ghat (moyen tempo), ghat (rapide tempo), jhala.
My Mantra
Traces Of You
River Run Dry
Symmetry
Anyone
Rappel : Râga Tilak Khamod
http://www.karmarama.fr/
« Symmetry »- Karmarama feat. Mark Brenner