Festival de Jazz de La Rochelle 2024
« Trompettes de La Rochelle vous êtes si bien embouchées ! »
par Nadia et Vince , photos Philippe Blachier
Georges Brassens ne m’en voudra pas d’avoir un peu détourné un peu de son œuvre, mais il fallait un gros titre pour revenir sur une grosse édition de Jazz de La Rochelle, précisément la saison n°27.
En effet, les 2 têtes d’affiche du week-end sont des trompettistes, et pas des moindres, Theo Croker, originaire de Floride et Chief Adjuah ex Christian Scott, de la Nouvelle-Orléans. Deux sont américains du sud du pays, deux jeunes musiciens aux profils différents mais dont l’aura jouit d’une dimension internationale depuis de nombreuses années déjà.
Mais avant Theo Croker, il ne fallait pas manquer le set d’Etienne Manchon avec son trio « Weird Life », littéralement « la vie bizarre ».
Etienne Manchon
Ce jeune pianiste et claviériste mène depuis 7 ans ce trio « bizarre » composé de Clément Daldosso (contrebasse) et de Théo Moutou (batterie), qui est franchement enthousiasmant avec des compositions tantôt intimistes tantôt éclatantes.
Arborant une marinière comme le fameux Pat Metheny (et pourtant, rien à voir entre les deux), Étienne Manchon est très à l’aise au piano, Fender Rhodes, aux synthés et avec le public, n’hésitant pas à commenter le début d’un titre dont il rate l’intro ! « J’ai tellement de plaisir à les écouter jouer que j’en oublie de jouer » !
La spontanéité, l’humour, la décontraction et la désinvolture du personnage n’éclipsent à aucun moment tout l’intérêt de la fraîcheur, de la musicalité et de l’originalité du propos artistique. Si je n’avais pas trouvé de titre à cette chronique j’aurais emprunté à Brad Melhdau l’expression « Art du trio » pour synthétiser tout ce maelström à l’esthétique folle, au gout subtil, à l’énergie communicative et aux idées foisonnantes.
Tout ce concentré de bonnes humeurs se retrouve dans les titres joués : « la pieuvre irréfutable », « huitre en peluche », « Daldoss donne des ailes » inspiré par son contrebassiste ou encore « drinking Ravel » dédicacé à son chat dénommé Ravel qui boit de façon curieuse !
Tout cet univers facétieux et attachant est vraiment plaisant à écouter, car le jeu très contrasté, passant du piano mélodique à des envolées lyriques voire par des séquences nerveuses acoustiques ou électriques, est un ravissement permanent qui ne suscite pas une once d’ennui.
Né à Nancy en 1995, Etienne Manchon évolue dorénavant entre Toulouse et Paris et s’est vite fait un nom en travaillant en parallèle aux côtés de Pierre de Bethmann, Jean-Marc Padovani, Alban Darche, Tom Ibarra, Nicolas Gardel… et bien d’autres.
Retrouvez toute son actu sur le site de ce « pianiste, accompagnateur, compositeur et bidouilleur de sons » comme il se définit lui-même sur https://www.etiennemanchon.fr/
Theo Croker
Une heure après (et des poussières pour le changement de plateau), Theo Croker, petit fils du trompettiste Doc Cheatham qui jouait avec Cab Calloway et jeune élève de Donald Byrd, fait son apparition, accompagné par Idris Frederick (piano, claviers), Marie Catherine Gomez (basse et contrebasse), Miguel Russell (batterie).
Theo fait partie de cette génération de musiciens qui mêlent funk, hip-hop et jazz. On l’a découvert en France aux côtés de Dee Dee Bridgewater dans les années 2010 et après seulement cinq albums sous son nom, Croker s’affiche sur toutes les scènes du monde, réunissant un public curieux du résultat de la fusion entre la tradition et les musiques urbaines.
Né en Floride en 1985, mais désormais davantage New-Yorkais il concocte un style groovy aux inspirations latines, funk et hip-hop où l’afro-américanisme est fièrement revendiqué.
Nommé aux Grammy Awards en 2020 pour « Star People Nation », il présente son nouvel album « Love », un thème très certainement inépuisable, surtout en jazz !
Ouvrant le concert sur une ballade acoustique, il installe une ambiance suave et poursuit par un titre bien plus nerveux au tempo beat machine joué en acoustique par son batteur lui-même très nerveux. Le son de la trompette planant et chargé d’effets évoque des ambiances proches du son Erik Truffaz. Le grand écran qui sort de fond de scène diffuse des messages que je n’ai pas su décrypter (désolé).
Dans l’ensemble, la présence de la batterie peut être un peu trop en avant et le côté sur énergique de la rythmique ne laissent pas assez de place à la basse qui est totalement fondue ; de temps en temps, le clavier sort un gros solo sur son synthé Nord stage ou le piano acoustique et prend un instant le dessus sur ce tempo entêtant.
L’écran « messagerie » fait place à une animation hypnotique aux couleurs psychédéliques qui s’animent comme un caléidoscope autour du visage de Théo Croker coiffé de lunettes à 3 verres, jusqu’à la fin du concert… un brin mégalo à mon goût.
Peut être mal dosé au départ, le son s’équilibre sur un titre mid tempo où les samples de voix, et la ligne de basse très épaisse est enfin bien présente.
Pas bavard au début du concert, Théo prend la parole et fait même l’effort de dire quelques mots en français et, scoop, ses deux villes préférées en France sont La Rochelle et Nice !
Le set est une suite de 8 morceaux aux petites phrases et mélodies évanescentes, où l’on est installé dans un flot rythmique puissant, où les variations mélodiques et sonores ne sont pas franchement marquantes, me laissant sur une forme de déception.
Chief Adjuah
Dimanche 13 octobre, fin du festival avec le traditionnel concert en matinée (18h00) qui suit le spectacle goûter gratuit destiné aux enfants ! Il y en a pour tout le monde et tous les âges au festival de La Rochelle.
Trompettiste surdoué, compositeur et désormais concepteur d’instruments innovants, Chief Adjuah (ex aka Christian Scott) est le précurseur du style « stretch music » ou plus « simplement » une approche ethnomusicologique de la fusion musicale entre le jazz et ses racines. Pas certain que cette définition vous éclaire davantage, mais je n’en ai pas d’autre !
Devenu une des figures emblématiques des black indians de la Nouvelle Orléans (d’où le titre Chief), il compte déjà une dizaine d’albums sous ses différents noms d’artiste et s’est fait connaitre avec Prince, Marcus Miller (Tutu revisited en 2009), Mc Coy Tiner ou plus récemment avec Robert Glasper (R+R= now en 2018).
Bref, impossible de décrire en quelques lignes cet artiste et sa musique tout deux inclassables !
Né à La Nouvelle-Orléans en mars 1983 il est connu et reconnu pour son timbre chaud et jeu rond et aux notes parfois floues, tout à fait singulières pour cet instrument plutôt percussif. Très concerné par ses racines et les difficultés de son sud natal, son second album, Anthem, paru en 2007 est inspiré par les ravages de l’ouragan Katrina sur La Nouvelle-Orléans.
Et, le saviez-vous, Christian Scott est le frère jumeau de Kiel, réalisateur de cinéma, dont il compose les musiques de film ?
Chief Adjuah entre sur scène avec ses 4 musiciens tenant dans ses bras une sorte de Kora électrique ; il entame un morceau sur lequel il chante et joue de ce curieux instrument métallique fin et étincelant. Le second titre ressemble un peu au premier, c’est tribal, à la fois africain et rock.
Les musiciens (batterie, contrebasse, guitare et claviers, saxophone / percus / EWI, sorte de saxophone électrique) soutiennent ce propos ethnique et énergique auquel on ne s’attendait par forcément.
Le public est bien calme, peut-être cueilli à froid et Chief Adjuah s’en inquiète. «It’s so quiet » et tout le monde s’en amuse. Chistian explique alors ce qu’est son instrument, « The bow », l’arc en français, prototype d’instrument à cordes, fruit d’une recherche musicale et technologique, d’une exploration technique et historique, une façon pour lui de poursuivre l’œuvre des anciens, le « travail initié par les pères et les grands pères », comme il dit.
Quelques notes en solo, puis après cette intro trompette arrive un gros chorus de guitare soutenu par une ligne de basse bien épaisse. Le produit sonore est original ; une phrase mélodique sans structure, d’où s’échappe une idée musicale puis une autre, puis une nouvelle rythmique et dans une forme d’ improvisation maitrisée, le groupe embarque le public et crée un véritable voyage musical spontané.
Le « Chief Christian » n’est pas avare de commentaires sur sa musique et explique comment il a notamment, composé un titre en regardant des enfants jouer au foot dans une ville lors d’un concert en Chine où le soleil masqué par la pollution et les tours lui rappelait les mêmes problèmes dans son propre pays. Ici, le propos mélodique est plus tendu, le solo de saxophone clame une certaine souffrance et la place est largement laissée aux musiciens solistes (saxophone, clavier, guitare). En chef d’orchestre, Maître Scott est particulièrement à l’écoute de son groupe et il ne tarit pas d’éloges sur son jeune bassiste de 20 ans à peine.
Admiratif de ce qu’il vit et partage avec ses musiciens, il me semble que c’est un Christian Scott qui a muri et perdu l’arrogance de sa jeunesse et gagné en humanité.
Il s’amuse autant qu’il prend au sérieux le plaisir que lui procure la scène. Sur un titre mid-tempo, le son de la trompette s’accouple à la guitare sur un titre suave un brin californien, avec nappes de claviers et beaucoup d’élégance. Scott le facétieux joue du tambourin. Le solo de basse joué pianissimo reprend le thème avec une netteté et une maitrise épatantes.
Cette composition inédite est dédiée à l’Amour et à celle qui lui a inspirée ce thème et qui est dans la salle ce soir à La Rochelle. Il parle avec sincérité et de façon touchante de sa compagne qui a changé sa vie et qui fait qu’il est différent depuis. C’est elle qui lui donne « la possibilité de grandir ».
Les 9 titres de ce concert sont très contrastés et les surprises qui s’enchaînent livrent un propos nouveau où le partage et l’humanisme transpirent à la fois du discours des mots et de celui des notes. « Et si nous évitions de se bagarrer pour ces petites différences. On doit avec l’espoir et l’opportunité de faire quelque chose pour nos enfants » et avec l’énergie, d’un morceau qui pourrait avoir été composé par Ibrahim Maalouf, le set se termine sur un solo de batterie et de percussions.
Pas de rappel, pas de retour sur scène mais le rendez-vous est donné au rez-de-chaussée, au stand merchandising ! Certains auraient préféré un morceau de plus, à une dédicace, mais il faut souligner la disponibilité et la proximité de Cristian Scott et de ses musiciens qui ne nous avait pas habitués à cela.
Le Christian Scott nouveau est arrivé, et la cuvée Chief Adjuah 2024 est un très bon cru, croyez-moi !
Mais aussi…
Cette année, le festival démarrait par le concert de José James, le mercredi 9 octobre. Le chanteur et compositeur de Minneapolis, comme un certain Prince est le chanteur jazz qui colle le mieux à son époque. Touche-à-tout génial et inclassable, il s’émancipe du jazz traditionnel tout en lui rendant hommage et son approche très contemporaine de la musique matinée de hip-hop, de soul, funk et de pop se déguste sur 13 albums déjà.
Jeudi 10 octobre, Sophie Alour et son projet intimiste « Le temps virtuose » délivre avec beaucoup de finesse et de sensualité, un jazz aux rythmes hypnotiques, mêlé de toutes ses sources d’inspiration, du jazz au rock, en passant par le classique ou encore la musique africaine. Comme sur l’album studio, elle est accompagnée par Pierre Perchaud (guitares), Guillaume Latil (violoncelle) et Anne Paceo (batterie).
En première partie, les cordes de la kora de Lamine Cissokho et celles du piano d’Olivier Hutman ont résonné dans une conversation voyageuse aux confins de la world music.
Vendredi 11 octobre, les rochelais n’ont pas manqué le rendez-vous avec Christian Sands dans la salle comble de La Coursive. Cette figure montante du piano jazz s’appuie sur une technique pianistique pure qui sert sa brillante créativité. Tantôt swing, bebop, brésilien ou afro-cubain, Christian Sands tire sa musique des multiples racines du jazz tout en offrant au public une expérience résolument moderne.
Au plaisir de se retrouver en 2025 pour l’édition n° 28 avec Ludovic Denis, Laurent Pironti, Léa Trambouze et toute l’équipe Jazz entre les 2 tours, qui saura nous régaler une fois encore.