Écouter pour l’instant – Session 2. Bergerac, Queyssac et Monfaucon, 15-17octobre 2020.

par Philippe Alen.

Pour la deuxième session de sa 14e édition, Écouter pour l’instant a offert une carte blanche à la violoniste, compositrice et chef de bande Prune Bécheau pour trois soirées contrastées qui justifiaient, une fois encore, de camper sur place.

Orfèvreries

Le Temple protestant de Bergerac avait été aménagé pour recevoir l’Urs Graf Consort : bancs en rond, tapis au sol et sur les murs, éclairages intimes, petites tables de maternelle au centre avec feutres et feuilles de papier pour qui se sentirait l’envie de pousser l’expérience immersive au point d’en traduire graphiquement les effets. La disposition des musiciens, éloignés les uns des autres et le chanteur leur faisant face, reflétait quant à elle le ressort profond de leur musique, joyeusement disparate, hétéroclite, provocante et néanmoins fouillée, réfléchie dans son ensemble et son détail.

Se désigner comme « consort », ne relève pas seulement du clin d’œil aux ensembles baroques anglais, mais appelle la lecture plus politique qu’engage cette définition du Littré : « personnes qui ont un intérêt commun dans une affaire ». Et quelle « affaire » que la musique ! Mais la figure tutélaire sous laquelle s’est placé ce consort, Urs Graf, est lui-même un personnage haut en couleurs : superbe graveur, maître orfèvre, son tempérament batailleur le conduit plusieurs fois en prison, puis à s’engager comme mercenaire jusqu’à une participation probable au sac de Rome. Si l’on ajoute que, dans un de leurs disques1, une liste (que l’on devine non limitative) de gonfaloniers, inspirateurs, compagnons d’armes comprend, de Patty Waters à Albert Marcoeur, de Frescobaldi à Call Cobbs, de Lily Boulanger à Zo d’Axa et aux siffleurs de la baie de Somme, de quoi trianguler l’univers entier, l’affaire en question se corse. Que Jean-Féry Rebel, le compositeur du Chaos (ouverture de ses Eléments, 1737) y coudoie Sun Ra, le jazzman interplanétaire, n’a donc plus rien d’étonnant, pas plus qu’à l’écoute d’Urs Graf Consort on y trouve la justification de ce parrainage.

Ce détour par les noms, à l’incitation du groupe et de ses œuvres, semées de références et d’indices, n’est qu’une manière d’aborder le maelström dans lequel plonge sans délai cette confrérie de forts en thème, passés un à un par l’étude de la linguistique, de la musicologie, de la philosophie, par la pratique de la musique baroque ou contemporaine, la fréquentation de la chanson ou de musiques traditionnelles, et que n’effraie pas la mise en scène de leur petit théâtre. Urs Graf Consort, plus une nébuleuse qu’une planète, comprenait ce soir-là Adrien Bardi-Bienenstock (vcl), Gabriel Bristow (tp), Simon Sieger (tb, tu, p, acc), Prune Bécheau (v, synth, vcl) et Camille Émaille (dms, perc).

Les notes de pochette de leur LP, Uva ursi, explicite la forme que travaille l’Urs Graf Consort : des « Périgraphies de l’objet chanson : chanson onirico-lyrique, chanson dramatique, chanson narrative, chanson essayiste, chanson auto-réflexive, chanson enregistrée, chanson citationnelle »… Le premier soir, la réverbération du Temple de Bergerac desservit hélas largement ce format de « chanson à texte » en enveloppant dans un halo sonore les longues tirades proférées en italien dans lesquelles on en était réduit à deviner exhortations et invectives, mêlées de tendres rosseries et de constats absurdes. Il n’en alla pas différemment des textes chantés en français. Cueillis dès l’ouverture par une fanfare façon Kurt Weill, détournés du côté du cabaret, emmenés sur le versant de musiques traditionnelles et de danses populaires italiennes, le tout disposé façon parmentier, enveloppé dans un feuilleté rythmique, servi gratiné en tranches fines, on était avertis de la science de la récup’ et du détournement qui nous conduirait vers des panoramas insoupçonnés. Mais il était difficile d’adapter une musique, très écrite, avec ses ritournelles, ses emballements, ses abrupts et ses tourbières, au temple, changé en un curieux aquarium pour ces poissons bizarres, mi poissons-lune, mi requins-marteaux. Il fallait se résoudre à voir perdues les douces ironies de Barolo, avec ses variations de vitesse, émoussés les modes d’élocution du chanté-parlé, la registration ironique (« Jours après jours me soûler / me rend un homme un peu plus / hospitalier (…) Le gouvernement ne nous agit plus /et les règles sociales sont de vieux / jeux inutiles mais amusants / qui nous laissent tomber / Je n’y pense pas, allez, allons à la mer ». Moutons et son quasi yodle se révèle savoureux lorsqu’on accède enfin au texte2. De beaux interludes à coulisse où Prune Bécheau racla-frotta-grinça en doublant de bruits de bouche, où Gabriel Bristow monologua sur fond de peaux frottées dessinaient en creux ce qu’auraient rendu des murs moins généreux. « La musique est fatiguée » dit Roses sur un fond alangui, « et je le sais ». L’aurions-nous su nous-mêmes qu’elle s’en se serait trouvée un brin requinquée.

À l’image de son chanteur transformiste, Prune Bécheau passant du violon au synthétiseur, à la voix, Simon Sieger du tuba au piano puis à l’accordéon, tous reprenant des refrains, le groupe manifeste sa vraie nature de collectif. Gabriel Bristow, qui travaille à une thèse sur Don Cherry, a pu y retrouver quelque chose de ce qui animait le trompettiste lorsqu’il amenait sa joyeuse compagnie, bambins compris, sur de semblables tapis volants déployés sur scène. C’est qu’une dimension de théâtre musical traverse l’ensemble de la performance. Que l’on chante la-la-la en chœur sur un roulement de caisse-claire, que l’on claque dans les mains à l’évocation d’Eldridge Cleaver qu’introduit le passage d’un fantôme d’Albert Ayler (Free jazz et Black Power), ou qu’un duo de cuivres s’achève – après un passage en chaire fort réussi du trombone (comment ne pas penser aux God’s trombones de James Weldon Johnson, aux prêches de Gary Valente ?) – par un affrontement de bouquetins, pavillon contre pavillon, ne demande qu’à s’ouvrir toujours davantage cette boîte de Pandore qu’entre textes et musique, l’Urs Graf Consort n’a pu ce soir-là vider tout à fait de ses vents fous.

Faute de pouvoir pénétrer le détail de ces orfèvreries, estompé dans un halo sonore qui ôtait la précision nécessaire à leur intelligibilité, l’énergie de l’ensemble, parvenant amollie, ne pouvait vraiment se restituer qu’avec un léger recours à l’imagination. Les brefs échanges de piano et de percussion, les courts passages mélodico-rythmiques où la main gauche du clavier carillonne à l’intérieur d’une grêle de cuivre ponctuée de la grosse caisse (Vent coulis), un chant de procession, une marche funèbre tirèrent mieux leur épingle du jeu, ainsi que, nous étant suffisamment accommodés, les ultimes emballements de Ciguë.

S’il a été possible de restituer les titres aux pièces ainsi que leurs paroles, c’est que le concert avait assez piqué la curiosité pour que l’acquisition des deux disques offerts à la vente3 – et d’une superbe facture – apparaisse comme indispensable pour rendre pleinement justice à tant d’ingénieux engagement. En revanche, empêché d’assister au concert de Monfaucon, le regret était d’autant plus fort que l’affiche était prometteuse, Thomas Bonvalet (elg, bjo, etc), Francesco Patsacaldi (dms) rejoignant Prune Bécheau, Simon Sieger et Adrien Bardi-Bienenstock pour un set consacré au répertoire du chanteur italien Lucio Battisti, icône de son pays, crédité d’y tenir le milieu entre les versions locales de Johnny Halliday et de Michel Sardou.

Le concept et le manque

Entre ces deux soirées, celle de Queyssac proposait trois solos de batterie et de percussion. Pierre Borel (dms, as), à l’instar de l’Américain Milo Fine, fait état d’un poly-instrumentisme peu répandu. Un solo conceptuel en diable, avec prise de bec avec des baguettes. Ponctuée de loin en loin par la grosse caisse, la frappe rapide et sèche d’une cymbale enveloppe une note tenue au saxophone alto glissée dans ses harmoniques, d’abord imperceptible, puis s’enflant pour être laissée subitement à nu quelques instants. Suivra l’alternance de trois éléments, caisse claire détimbrée, saxophone et grosse caisse, auxquels s’adjoint ce qui vient d’une deuxième caisse-claire tenue sous le talon. C’est clair, net, et cela s’apprécie comme une construction du Bauhaus.

Différent dans sa mise en œuvre, le solo d’Alix Lhoumeau (dms) répondait à une exigence comparable. Il joua debout, dans l’ombre, engoncé sous un bonnet avec la détermination d’un thomomys. Séquencée en trois parties, des formules répétées sur les toms, jouant avec la résonance et la matité par l’emploi de linges, puis sur la cloche d’une cymbale et un tube métallique, avec de fines baguettes tirées du fagot, et enfin sur une cymbale seule, son intervention gagna dans le noir qui l’entourait un ton péremptoire.

Pour Camille Émaille (perc), le rideau de nuit fut tiré tout à fait. Éclairé de cierges, son set installé dans le chœur, les chaises tirées en rond tout près d’elle, la mise en scène était propre à parer la moindre éraflure, le moindre choc d’une aura envahissante. Chute de cuivre sur peau, griffures, gongs, mailloches, on était aux antipodes du minimalisme efficace dans sa raideur des deux précédents. Non qu’elle se répandît en ce lyrisme un peu grandiloquent qui put dominer le genre en des temps où le solo de percussion ne se concevait qu’océanique, mais pas plus que les durées, les enchaînements ne parurent assez charnues, assez vertébrés pour qu’à la fin l’animal qui prit forme fût assez découplé pour bondir, si l’on attend d’une telle performance qu’elle nous laisse en plan, interdit, avec le seul souvenir d’une apparition dont ne reste plus que la forme vide – et le manque.

Philippe Alen

28/10/2020

1Uva ursi, un magnifique vinyle (Bison, BIS004), à la pochette presque anonyme, mais riche de courges, de fromages et de bon pain, comme d’indices semés témoignant d’un penchant pour la vie dans sa dimension exubérante et dont les textes, à l’intérieur, tirent des bords tous azimuts, ce que résume une citation de Montaigne.

2En traduction : « L’adjoint au maire ne considère pas la sorte de peine qui est la mienne comme une préoccupation digne d’intérêt, hm, mais il me semble que seul le domaine politique permettrait à mes préoccupations actuelles d’atteindre leur dignité shakespearienne… »

3Uva ursi (LP, Bison, BIS004), et Vivéré (Surfansoncongre/1, 2016), commandable sur bandcamp.com et (en dur) à : synchronies@gmail.com