THIERRY ELIEZ – PASSION NOUGARO

par Sylvie Delanne

21 Mars 2024, 20h – BAL BLOMET

Annonce vue dans le numéro 768 de Jazz Magazine : « à l’occasion des 20 ans de la disparition de Claude Nougaro, le claviériste et chanteur Thierry Eliez proposera un hommage grand format et haut en couleur » dans la mythique salle du Bal Blomet à Paris.

Aussitôt billet de train est pris pour ma ville lumière où se concentre la fine-fleur du jazz.

Il est des concerts-hommages qu’il ne faut pas rater surtout celui qui sera unique !

Réunis autour de Thierry Eliez au piano et au chant, les chanteuses, Ceilin Poggi, Paloma Pradal, Charlotte Planchou, le funambule vocaliste André Minvielle et le trublion surdoué du jazz français, Médéric Collignon au cornet et à la voix déjantée.

Tout y est, une salle chaleureuse, un public de passionnés nombreux, des tables bien garnies, pas de coulisses, nos amis sont assis près de nous et leurs interventions se font en toute décontraction.

Les plus beaux poèmes de Claude Nougaro, première période sur des compositions essentiellement de Michel Legrand vont pouvoir revivre portés par le doigté et le lyrisme unique de Thierry Eliez et un panel de voix éclectique.

  • Le «Cinéma » (1962) chanté par Thierry Eliez ouvre la fête. La sensuelle mélodie de Michel Legrand coule sous les doigts de Thierry et la reprise du cornet à piston de Médéric est complètement inspirée de ces années de liberté.

  • Charlotte Planchou nous plonge alors dans l’amertume des années difficiles de Claude Nougaro boudé par les tabloïds peu enclins à son style (pas vraiment variété pour les gens de la variété, pas vraiment jazz pour les gens du jazz malgré les remarquables musiciens qui l’entourent alors, Maurice Vander, Eddie Louis ou René Nan...) et nous offre un magnifique « Splaouch» écrit en 1965. Le dernier vers, « j’ai plongé dans la mer » en envolée sidérante…

  • Puis la voix de Claude ressuscite du corps de Thierry Eliez, pour présenter l’humoristique Médéric Collignon qui excelle en « Vachement Décontracté », sorte de Boris Nougaro ou Claude Vian (?) Cette chanson titre du 1er 45 tour de Claude Nougaro parrainé par Henri Salvador comporte des ruptures de rythme impressionnantes et un texte d’une décontraction assumée par son auteur.

  • De sa belle voix soprane Ceilin Poggi interprète ensuite « les Enfants qui pleurent » , tendre chanson exceptionnellement non écrite par Claude Nougaro mais par Eddy Marnay et Michel Legrand.

Les arrangements fidèles de Thierry Eliez et son jeu tellement fluide et puissant musicalement sont un baume pour le coeur.

  • Paloma Pradal, la magnifique cantante flamenca prend alors à bras le corps de sa voix rauque et scandée «Alcatraz », (1965), fameuse prison dont personne ne peut s’évader symbole de l’amour-prison « Et moi je suis comme eux, Oui tout pareil à eux, Prisonnier de tes yeux, De tes bras nus Pour ne pas l’oublier c’est toi qui m’a payé Ce pyjama rayé De détenu »

Une fulgurance longuement applaudie !!

  • André Minvielle, le vieux copain – « on se connaît depuis 1980, on jouait dans une boîte à Tarbes », des souvenirs évoqués, Thierry nous conte que Nougaro l’entendant par hasard très jeune alors, demanda « qu’on le laisse un peu mariner !!! »

André Minvielle vient du Sud-Ouest, « baryton Martin au niveau de l’opéra et improvisateur au niveau de l’apéro, l’apéro, dans le Sud-Ouest, c’est le chant polyphonique lequel ne se fait que dans une certaine ivresse ! »

Un jour de balade du côté de la capitale occitane, l’auteur de son cœur rencontré par hasard qui ne l’avait pas reconnu, lui confia de son bel accent toulousain « Je suis né dans un trou de mémoire »

  • «C’est Non », Nougaro l’a écrit pour lui, un texte sur l’éternel combat sur le ring du big bang « ...jour, nuit, mal, bien, plein, nul, toi, moi, sexe pur, oui, non... ».

Un poème ou humour et philo s’étreignent, comme sait si bien le faire Claude suivi d’une chanson occitane onomatopéique comme sait si bien les dire Dédé, «cailloux, cailhaus, camiénié, ichi colbori, pedras al hajar »…Thierry suit ce rythme infernal en faisant siffler les notes hautes du piano, c’est génial ! Et de s’achèver au Brésil dans les Eaux de Mars !

  • Retour de Ceilin P. pour un court poème qui malheureusement ne figurera sur aucun disque de Claude Nougaro, « Sa Maison » écrite en 1971. Très belle, onirique et douce interprétation que Thierry enveloppe de notes d’une mélodie exceptionnelle… « que tu lui donnes un crayon et l’enfant bâti sa maison… ». Couleurs suaves délicieuses, merci Ceilin…

  • Suit speedy Médéric au cornet génialement en forme pour Bilboquet(1980),un rêve de Nougaro mêlant Dieu et Diable dans le cabaret jazz fétiche de ses nuits à St Germain des Près. Un délire vocal au cornet. En France, Médéric Collignon est certainement le plus original vocaliste qui soit, scateur et beatboxer hautement doué et électrique.

  • Charlotte, Ceilin, Paloma et ce fou de Médéric interprètent ensuite « Le Rouge et le Noir» (1962), une enseigne au néon déjantée !

  • Puis un peu de poésie mystique avec « Le Paradis » (1962), chanson d’amour entre Thierry et Ceilin, « ô Eve, Eve, mon petit te souviens-tu du Paradis ? » qui se conclue par un tendre bisou sur la joue de l’amoureux. Moment de grâce… le public est sous le charme.

  • « Ma Fleur » (1963) message pour son amour Sylvie, la maman de Cécile (sa fille) chantée par André Minvielle, belle voix blues.

  • « Tiens toi bien à mon coeur» que personne ne veut chanter, finalement ils s’y mettent tous en une polyphonie originale et bien rythmée.

  • Dans le style de l’époque cha-cha de Dario Moreno, un superbe texte « Ouh » écrit en réaction au désintérêt des minets minettes pour les vers trop classiques de Nougaro… « allez-y les bergères Dansez avec vos Loups Tout au long de mes vers Hoc ! Hoc ! Hoc ! Ouh ! …Mais s’il est parmi vous, une fée, une fleur, quelque part sur la piste qui entend malgré tout, malgré le cha-cha-cha les mots de ma voix triste, Si elle est parmi vous Cette fille cette sœur, alors dites-moi vite, Où ? »

Le public s’éclate en Ouh et s’amuse avec la bande qui aime tellement Nougaro.

  • Superbement joué au piano et chanté par Thierry Eliez, « Tu Dormiras Longtemps » (1965) ou la quête du grand amour, absolu, éternel qu’espère toujours Claude s’inspirant de Charles Perrault, « Mon amour, ton château, c’est trop loin, c’est trop haut J’en ai marre, je me couche A mon tour maintenant d’attendre calmement Ton baiser sur ma bouche ».

La salle exulte, applaudit, siffle sa joie.

Ceilin Poggi dit le bonheur d’avoir pu interpréter ce répertoire racine de l’œuvre de Nougaro sur ces merveilleuses compositions de Michel Legrand.

A cette époque, aucun artiste n’a voulu de ces chansons et c’est comme ça que Claude Nougaro devint le grand interprète de ses poèmes.

Aujourd’hui cette équipe d’amis musiciens de haut-vol a redonné des couleurs à ces merveilleux textes pour notre plus grand bonheur comme pour dire cette nécessité de continuer la route ouverte par le poète jazman Claude Nougaro avec ses rimes riches, son inventivité littéraire au service de la folie de sa vie parfois houleuse, difficile et incomprise.

  • Et de finir ensemble sur un langoureux « Dansez-sur moi » (1973) –

Décidément Thierry Eliez est un immense pianiste, sa fluidité sur le clavier, cet éclaboussement harmonique nous enveloppent dans une atmosphère sublimement jazz et poétique.

Une dernière intention cependant, ce concert est dédié au grand Sylvain Luc, parti la semaine dernière pour d’autres cieux, l’ami de Thierry Eliez et de tout le jazz dont le départ prématuré inattendu pousse l’émotion à l’extrême.

Quel concert ! Quelle addition de talents pour célébrer cette œuvre unique, cosmique, inoubliable.

Claude Nougaro me manque beaucoup depuis 20 ans, ce soir son œuvre était vivante, la passion animait les cœurs et les voix et le public était au rendez-vous de l’ami Claude.

Il se pourrait que ce moment soit unique mais je conseille chaudement aux organisateurs de festivals en France de programmer ces incroyables talents autour d’une œuvre poétique emblématique du jazz français qu’il ne faut surtout pas oublier et rendre à la postérité.

Et dans votre discothèque : Thierry Eliez et ses amis – « Sur l’Ecran Noir » Musique Michel Legrand – Textes Claude Nougaro – Production Le Triton