Jean-Marc Montera,

en atelier au conservatoire du Grand Angoulême, 20-21 janvier 2020

par Philippe Alen

Le guitariste marseillais n’était pas revenu à Angoulême depuis l’invitation par le Festival de jazz d’alors du trio qu’il formait avec Yves Robert et Gérard Siracusa au milieu des années 80, ni dans la région à part deux incursions bordelaises à l’initiative de Musique Ouverte en 1996 et 1999. Autant dire que le Sud-Ouest demeure, à de rares exceptions près, un territoire hostile aux expérimentateurs. Méditerranéen jusqu’à la moëlle, notre région ne lui manque pas et il voyage assez, de New York au Liban, partageant entre autres depuis des années la scène avec les contrebandiers de Sonic Youth, Thurston Moore et Lee Ranaldo. Il se faufile aussi bien entre les disciplines, travaillant avec danseurs, poètes, peintres et comédiens. C’est assez dire le profit qu’il y avait à tirer de tant d’expériences accumulées, et de la proposition du Conservatoire du Grand Angoulême d’y conduire un workshop les 20 et 21 janvier dans le cadre de son « Atelier de musique générative » dirigé par Javier Contreras.

Le niveau des participants a permis d’entrer très vite dans le vif du sujet. Mais quel était-il ? Connu comme improvisateur, Montera s’intéresse aussi aux compositeurs qui ont choisi dans les années 50 et 60 de rompre avec les traditions les plus tenaces de la musique écrite. Son choix, judicieux, plutôt que de dérouter d’emblée, pour si peu de temps, des musiciens encore attachés à la partition en leur demandant de s’en passer tout à fait, fut de proposer un travail sur deux pièces ouvrant aux problématiques de l’improvisation depuis le cœur de la tradition savante qu’elles mettaient ainsi en crise il y a de cela plus d’un demi-siècle : Four6 de John Cage, et Treatise de Cornelius Cardew. La première laisse le choix de douze sons aux caractéristiques fixes et n’indique que des durées de jeu, la deuxième est une partition graphique de 193 pages sur laquelle on s’interroge depuis sa publication en 1967.

Immédiatement se posent aux interprètes les difficultés qui sont le pain quotidien des improvisateurs : que jouer, quand et comment ? Interrogations portées à leur comble lorsqu’il faut les aborder collectivement, et davantage encore dans un ensemble où contrebasson et cornet à bouquin côtoient guitares électriques et dispositifs électroniques en plus d’un piano et d’un violoncelle. Se trouve ainsi mis en jeu le rapport de chacun à son instrument et, plus profondément encore, la relation au temps. N’étant plus prise en charge, de l’extérieur, par une indication de tempo et de mesure, l’écoute s’en trouve exacerbée. Au fronton du Temple d’Apollon, on pouvait lire cette injonction : « Connais toi toi-même ». Montera pour aborder Treatise, le compara à une entreprise de traduction, non sans avertir à son tour : « Le seul contrôle, c’est celui que vous aurez sur vous même ». Et d’en appeler à la probité intellectuelle comme seul garant du sérieux de l’aventure, par quoi la musique gagne en présence et densité. De fait, la manière dont en à peine trois lectures, les deux pages choisies du Treatise passèrent du tâtonnement incertain à une exécution cohérente et convaincante, ne tenait pas du miracle mais bien de la conduite efficace de l’atelier. Mises en place à cinq, il fallut recommencer à l’arrivée de trois retardataires, ce qui demandait à chacun une grande plasticité puisque les repères temporels furent déplacés : on ne joue pas à huit comme à cinq. Exécuter un travail de précision sur la base de partitions vidées de tout contenu, c’était toucher au plus près d’une situation d’improvisation en éliminant l’angoisse de la page blanche sur laquelle buttent nombre de semblables ateliers, souvent générateurs de frustration. C’est au contraire un grand bonheur que partagèrent les participants de ce workshop qui n’eurent que le regret de devoir se séparer si tôt.

Heureusement, un concert de restitution rendit hommage au travail effectué, et la qualité du public compensa sa maigreur due, c’est probable, à un manque de communication.

Le dimanche précédant l’atelier, Montera avait donné un concert solo dans l’intimité d’un salon de campagne, dans la « Charente des îles ». Nous étions embarqués dans un voyage au long cours qui par sa forme semblait nous guider, comme chez Jules Verne, au centre de la terre, ou chez Melville, vers l’inconnu merveilleux. Les boucles dessinant de prime abord une enveloppe sonore, c’est à l’intérieur de ce milieu à l’évolution lente que, par une utilisation virtuose des pédales d’effets, se multipliaient les voix comme autant de courants se croisant et recroisant, jouant des plans, des densités et des textures avec finesse.

Il n’est pas fréquent de pouvoir apprécier un tel jeu de guitare électrique à bas volume, et l’écoute ainsi affinée n’en finissait pas d’explorer les recoins d’un monde qui, à mesure que l’oreille creusait les couches accumulées, semblait en perpétuelle expansion. Chacun pouvait ainsi organiser son voyage, les amateurs d’aventures ferroviaires choisir pour guide telle pulsation bouclée sur elle-même évoquant à s’y méprendre le bruit des rails, ceux qui préfèrent l’avion, survoler les nuages granuleux obtenus à la laine d’acier, les inconditionnels de la croisière se laisser porter par les vagues, flotter au-dessus de profondeurs abyssales. En permettant ainsi de varier à l’envi l’échelle de sa perception, la musique invitait à se promener librement au cœur de sa fabrique comme dans ces livres dont on est le héros.

Touchant terre, le voyage continuait. Montera, Corse autant que Marseillais se saisit alors de sa cetera, un instrument traditionnel à chœurs, variante insulaire du cistre, dont il possède l’unique exemplaire électrique. Sonorité riche et chatoyante sous un balayage serré, tournures discrètement empruntées au blues1, harmonies transplantées des polyphonies corses dont on recevait l’ombre portée, c’était par ce folk réinventé, à la nuit tombée, le plus beau retour à la terre ferme : celle d’une île, sellette de l’utopie par excellence.

Philippe Alen

Prochain atelier au Conservatoire du Grand Angoulême :

Jérôme Noetinger, lundi 23 mars à 14h, suivi d’un concert à l’Auditorium à 19h

Rens. : 05 45 95 21 69

1 Montera, qu’on a surnommé « le John Lee Hooker du noise », cousinait plutôt là, si l’on y tient, avec Blind Willie McTell…