Aron Ottignon

1° partie Edmond Bilal Band

Salle du Bois Fleuri / Lormont 3/03/2018

Par Annie Robert, photos Philippe Desmond

Du Jazz Augmenté

Chacun connaît à présent la réalité augmentée, cette capacité que l’électronique bien employée sait utiliser pour rendre la vie plus flamboyante, plus joyeuse, plus colorée, plus improbable et parfois plus fausse aussi. On peut gambader dans une prairie fleurie sans quitter son salon, découvrir la Rome antique en espadrilles, ou s’étonner du monde souterrain en étant claustrophobe…

Mais ce soir dans cette confortable salle du Bois Fleuri, dans une programmation cohérente proposée par le Rocher de Palmer, ce sont deux groupes qui vont nous faire découvrir comment apprivoiser, détourner, câliner ou exaspérer l’électronique et faire du jazz augmenté avec ou sans réalité. Non dans un gadget agaçant, inutile ou enfantin mais en utilisant un instrument à part entière, riche et étonnant au service de la créativité.

Edmond Bilal Band


C’est le Edmond Bilal Band qui entame le concert. Ce jeune groupe bordelais, issu du Tremplin Action Jazz trace sa route créative dans la jazzosphére, dans un mélange d’électronique revendiquée et d’acoustique dansante, avec une énergie tonifiante qui les met et nous met en joie. Ils jouent ce soir des extraits de leur dernier album Starouarz..
Laissons
Dom Imonk chroniqueur à Action Jazz en parler: «Edmond, c’est d’abord le sax de Paul Robert, la voix du groupe, souvent allongée d’électro, tantôt furieuse et roots, tantôt planante et onirique, la lampe frontale jazz. C’est aussi « Brutus », comprenez Mathias Monseigne, bassiste qui affine son style de note en note, et joue en pointillés souples et percussifs, c’est l’acupuncteur funk du groupe. Quant au couturier d’Edmond, c’est Simon Chivallon, jeune magicien des claviers et du Rhodes en particulier, il observe, colore le groove à la moindre incitation, et habille la musique de nappes feutrées et ondulantes, formant sa cape de velours

Mathias Monseigne

Paul Robert

Simon Chivallon

Ce soir, c’est Gaétan Diaz à la batterie qui remplace au pied levé et avec ses baguettes enjouées Curtis Efoua retenu dans des contrées lointaines. Il le fait avec brio et un savoir brûlant. Morceaux ciselés, mélodies qui restent dans la tête, impros généreuses sont les marques du groupe. Un set, de 45 mns, souple, efficace, dansé, mâtiné d’accords rêveurs ou d’envolées rageuses soutenues par les distorsions et les pédales, une scansion franche et intense, des morceaux rageurs ou amusés, chatoyants ou égratignants. Une confirmation pour ceux qui les connaissent déjà et un beau moment pour ceux qui les découvrent pour la première fois dans l’ univers moitié sérieux, moitié amusé qui les caractérise. Comment jouer sophistiqué sans se prendre au sérieux….Edmond a peut être (?) trouvé l’équation à poser.
Un quartet redoutable donc, dont on suit avec un plaisir renouvelé les évolutions et la carrière qui s’annonce.

Gaëtan Diaz

Edmond Bilal Band


Petit changement de plateau et voici Aron Ottignon, tête d’affiche de ce soir, prodige du jazz moderne, avec son look décalé et coloré de wax, sa personnalité bien affirmée, un musicien doté de convictions artistiques singulières et de choix de carrière imprévisibles qui se moquent bien des traces toutes faites. Après avoir joué avec Abd Al Malik et co-écrit «Papaoutai» de Stromae, il aurait pu suivre les desiderata des majors. Mais non, fi des facilités, il mène son sillon où il l’entend et c’est heureux pour nous car le sillon en question est dense et presque extra terrestre.

Aron Ottignon


La composition de son trio avec
Samuel Dubois au steeldrum, congas et kayamb et Kuba Gutz, à la batterie, le tout bardé de pads, loopers et autres électro-machines et machins laisse envisager le parti pris de départ: rythme, rythme, et pulsations; textures, distorsions et recherches sonores, le tout coloré à la sauce créole.

Kuba Gutz

Samuel Dubois

Des morceaux ( cinq en tout) longs comme des poèmes nous entraînent dans un univers riche en couleurs, avec des lignes mélodiques simples mais des propositions rythmiques enivrantes et décalées. Son jeu au piano impressionne par sa virtuosité. La maîtrise du son et des énergies à la fois sensuelles et fortes se construit par l’osmose qui règne entre les trois musiciens. Cette cohésion entre ces différents univers est l’aboutissement d’une recherche musicale audacieuse, voire risquée car parfois un peu étirée.
Il faut en effet du temps pour installer ces boucles répétitives, ces thèmes multiples qui volent d’un instrument à l’autre, se cognent, grincent et gémissent avant de repartir. On
circule d’une atmosphère à une autre, d’un gowka dansant à l’inquiétude sourde d’une vie de nuit mais on se sent porté constamment par un rythme organique. C’est comme un circuit dans des ruelles sombres, ponctué d’arrêts, de chausse trappes, de surprises et de recoins d’où s’échappent des fumées de bars et des chants de carnavals. On a à peine le temps de respirer, de se poser un peu, qu’un air de piano bar vous récupère l’oreille et le plat de la main, que les distorsions de voix, les jeux déformants des machines vous happent l’ hémisphère…
Tout est donc là : le souffle mélodique et la puissance rythmique, les boucles de piano organiques héritées des loops électroniques, le chatoiement des steel drums pour construire un impressionnisme claquant, un univers reconnaissable, renversant, déconcertant parfois.
On en ressort séduit et bousculé. Mais surtout enchantés d’entendre des musiciens
défricher des sentiers inconnus, sortir des redites électroniques, des banalités de samples et l’ennui des dance-floors saturés.

Le jazz augmenté n’est donc pas le fruit de l’électronique mais du talent des jazzmen, peu importe l’instrument, peu importe le traitement. L’intention du musicien, son univers, sa capacité créative est en le centre et le cœur battant.Aron Ottignon et son trio l’a largement compris et nous en a donné,ce soir, des preuves enrichies.

Aron Ottignon

PS : Il faudra un jour expliquer aux musiciens de langue anglaise que les français ne sont pas bons en langue étrangère et ne comprennent rien à leurs jeux de mots et à leurs discours… et qu’ils peuvent se dispenser de longues envolées : un sourire, un bonjour et on est content… (et on évite les rires fracassants de ceux et celles qui veulent à tout prix montrer qu’ils ont compris).

 Par Annie Robert, photos Philippe Desmond