par Annie Robert, photos Philippe Marzat
Rocher de Palmer / Cenon Bordeaux / 15 novembre 2018
Vincent Peirani me pose un énorme, un gigantesque et incommensurable problème…..
Il me fait dans un premier temps perdre mes mots !!
Plongée dans le ravissement, happée par le foisonnement, soufflée par le tapis soyeux de compositions, j’en oublie les virgules, les adjectifs, les verbes et le reste.. plus d’analyse mais juste des oreilles, du ressenti et des papillons dans le ventre.
Ce diable de musicien est renversant et multiple, il est vrai. On sait déjà sa complicité gémellaire avec Emile Parisien, notre héron perché, et ses multiples collaborations réussies que ce soit avec Daniel Humair, Michaël Wollny ou Michel Portal. Mais sur ce projet personnel, construit autour de ses compositions, il fait sienne toutes musiques, tissant un canevas sonore mélodique large et sans entraves. Il nous laisse pantois, juste éblouis par des grands écarts que l’on pourrait de prime abord juger incongrus, du rock puissant aux rengaines pop, du baroque de Purcell aux tourbillons du bal. Bref bouchée bée!! Sans voix, sans mots.
Dès les premières notes, intrigantes et familières ( une reprise bleutée et fine de «Bang bang» de Sony Bono, ..adieu Sheila..) les principes sont là.
Living Being est un groupe, un vrai groupe, soudé, dédié à tous et à chacun où le leadership se partage et circule. Pas pour faire étalage d’une virtuosité (ô combien grande!) mais pour servir un ensemble lié par l’ onirisme et l’expressivité de son fondateur. Ils inventent à cinq une texture onctueuse d’où n’émerge de prime abord aucun instrument mais laisse entendre chacun d’entre eux comme un extrait de parfum floral dévoilant ses dessous, une résonance subtile ou un rythme tellurique, le partage de la peau et du bois, l’ivoire qui parle, le cuivre qui poétise, la nacre qui s’envole. Ils maintiennent une cohésion et un brio permanents sans ostentation. Telle est la mission impossible mais réussie que l’accordéoniste a soumise aux musiciens de son quintet, Emile Parisien (soprano), Tony Paeleman (Fender Rhodes), Julien Herné (basse) et Yoann Serra (batterie). Constamment présent, nourrissant une tension de chaque instant, mais sans jamais faire d’ombre à ceux qui l’entourent ni même chercher à tout prix à se mettre en avant, Vincent Peirani accompagne et soutient, ou bien relance et diffracte.
Le succès des Charts devient sous leurs doigts un lied délicat, jusqu’à l’embrasement. L’atmosphère est alors posée et le souffle épique ou tendre ne retombera pas un instant.
Après cette mise en bouche sonore, le voici qui passe à l’accordina pour «Enzo» dans une mélodie dentelée comme un paysage d’hiver et de givre, une fenêtre d’enfance entrebâillée sur le rêve et l’inquiétude, montant dans l’acmé et se refermant doucement sur un cocon protecteur dans le travail du souffle qui se calme. L’ ivresse se glisse aussi, (celle de «Unknown Chemistry») qui vous capte et ne vous lâche plus dans une spirale d’envoûtement. Clin d’œil malicieux ensuite du virevoltant «Le Clown sauveur de la fête foraine», (écho au «Clown tueur de la fête foraine», une composition épique d’’Émile Parisien) avec sa musique de manèges, ses effluves de pomme d’amour et de néons scintillants. J’ai déjà plus beaucoup de mots…
Et voici que s’élargit encore le champ des possibles avec cette «suite» remélangée, recomposée de deux morceaux de Led Zeppelin associant «Kashmir» et «Stairway to heaven» qui débute dans une belle mélancolie celtique ou praguoise, mouillée de brumes. Au milieu des longues nappes d’accordéon ou de Fender, se glisse le sax serpentin et hypnotique. Le rythme s’accélère sans brutalité, dans une progression millimétrée poussé par une basse vrombissante ( remarquable Julien Hérné) troublé par un Fender Rhodes saturé et suintant d’énergie ( impeccable Tony Paeleman) pour un final de rock puissant, pêchu et ensoleillé et faire pâlir les corneilles.
Ça y est j’ai perdu tous mes superlatifs… Il ne me reste que les points d’exclamations!!
«Night Walker», titre éponyme de l’album, nous tire ensuite par l’oreille pour une errance harmonieuse sur la pulsation d’une basse andante, qui se frotte aux intersections, aux feux, aux phares et aux zones d’ombres portées d’une ville nocturne et de ses rencontres croisées. Les thèmes circulent d’un instrument à l’autre entre des sons claqués, du souffle et une batterie inspirée et se prolongent ensuite dans les brumes de «Smoke and Mirrors», une composition délicate qui laisse aussi entendre la voix de Vincent Peirani. Jamais d’attendus, jamais d’évidences, un souci constant de la couleur sonore. Ça pulse ou ça caresse, passant des larmes à la douceur, du calme à la tempête, du mélodiques aux effets portés. Tout cela ensemble. Et les comparatifs filent à la trappe…
Et puis, comme ils n’ont peur de rien et surtout pas de s’accrocher aux nuages, c’est un morceau de Purcell «What Power Art Thou» extrait du Roi Arthur qui se verra revisiter ensuite avec un départ en majesté et un retour sur la pointe des baguettes du groove comme l’oiseau fait son nid. La remarquable section rythmique tenant à la fois la structure baroque et l’entrée du jazz, le tout éclairé par un halo de sérénité où les explorations solistes restent concises et déterminées.
Il me faudrait encore du temps ( un peu), des mots ( beaucoup), du souffle ( passionnément) et des tas d’expressions ( à la folie) pour décrire la qualité de jeu de chaque instrumentiste, la présence de Peirani, l’expressivité hors norme de Parisien, l’ allant de Paeleman, le jeu puissant d’ Herné et de Yoann Serra.
Un premier rappel funky, appuyé sur une basse brune, nous fera vivre un incroyable solo à deux ( paradoxe) une batterie explosive entraînée par un accordéon survolté.
Depuis déjà un certain temps, on a perdu jusqu’à l’encre des lettres et on n’a plus que les yeux ronds et la bouche ouverte.
Car chez ces musiciens-là, pas de place pour l’Ego, que ce soit dans leur attitude sur scène ou dans leur prestation; la musique a tout remplacé. Ils donnent aux spectateurs ce qu’ils ont de meilleurs: énergie, simplicité, folie, créativité et une parfaite entente.
Un deuxième rappel tout en douceur harmonique, nous prendra par la main pour qu’on accepte de les laisser s’en aller.
Et on repartira chez nous, cloués, bouche bée, sans voix….Pleins de souffle pourtant. Les mots viendront plus tard.!