Chroniques Marciennes 5.2                                                                                     Astrada/ 28 Juillet 2019

texte: Annie Robert

 

Après l’album « Alcazar Memories », découvert pour ma part avec bonheur à Respire jazz, Paul Lay présente avec ses mêmes partenaires: Isabel Sörling au chant et Simon Tailleu à la contrebasse, un programme inédit, intitulé « Deep Rivers ».

Ce programme est une commande dédiée à l’évènement « 100 ans de Jazz » créé à Nantes en février dernier. Le trio y reprend des chansons américaines écrites entre 1860 et 1960.

On pourrait se dire que c’est un pari risqué, car finalement que faire de ces chants folkloriques, dont le lien avec le jazz peut s’avérer ténu? Que faire de ces spirituals ou la servilité affleure? Mais justement c’est dans le choix éclairé effectué par Paul Lay au milieu de tas de partitions que se crée la cohérence du concert. Car elles ne sont pas choisies au hasard ces chansons. Toutes, elles scandent le droit à la dignité, le droit à la liberté, le regret et la douleur des séparations, de la guerre mais aussi les espoirs.

Ce sont des chants de pionniers, des voix d’appels et de complaintes, des chants de labeur ou d’adieux, des chants d’ éloignement portés par la guerre ( ou les guerres…guerre de sécession, guerre de 14, guerre de 45). En fait tout le chaos sous-jacent à la construction américaine se retrouve dedans et de ce chaos, de ces sangs mêlés, sortira ( entre autre ..) le jazz et sa riche déferlante musicale. En miroir, le trio joue également des incontournables de Nina Simone, créant une résonance très forte par ce message qui reste ô combien d’actualité ( eh oui , il y a Trump!!)

Et là, la qualité des trois musiciens se révèle dans toute son ampleur. Le jeu imaginatif et d’une technique imparable de Paul Lay, sa créativité harmonique, sa modernité également porte le trio avec force. Simon Tailleu ( élégamment vêtu de gris perle, smart jusqu’au bout du gilet…) soutient à la fois les thèmes et la rythmique, mais pas que. Il fait de sa contrebasse, qu’il soit à l’archet ou pas, une instrument caméléon de premier plan, mélodique, rusé, tonique, obsédant ou plaintif.

Il faut voir comment tous les deux, ils détournent, ploient avec un peu respect mais avec beaucoup facétie un ragtime endiablé en avançant dans le temps, comment par instant leur voix chantés se font support, comment les deux instruments se parlent et se répondent, de façon puissamment pensé. Et comment aussi leurs visages sont tournés en permanence vers celle qui va donner à chaque chanson sa puissance évocatrice.

Je ne dirai jamais assez ma totale admiration pour le chant libéré d’Isabel Sörling.

Elle prend tous les risques au service de l’interprétation. C’est une colonne d’émotions. Cette voix incantatoire poussée dans les suraigus, au bord de se briser en éclaboussures émouvantes, s’engage à chaque instants. On a presque peur pour elle, pour ses instants de voix suspendues dans l’impro, de ses cassures possibles, pour sa façon de déconstruire le rythme et parfois l’harmonie, peur qu’elle ne se perde, qu’elle s’abîme en mer, qu’elle se fracasse sur les écueils. Il n’en est jamais rien. Elle brille par son lyrisme, son inventivité mélodique. Mais il est certain que son approche charnelle, interne du chant, bien loin des clichés habituels ne fait pas l’unanimité. Qu’elle possède ou pas le groove par «essence» …. ( une suédoise ne peut pas avoir le feeling..!) ( mais elle le possède ce groove, on s’en aperçoit dans son interprétation des deux morceaux de Nina Simone dans le final du set ) n’a pas d’importance. On n’y pense pas, on se laisse porter, liquéfier, envelopper. Et totalement séduire.

Elle possède une technique parfaite qui lui permet de s’exprimer en toute liberté, de chanter ce qu’elle ressent de l’essence même des chansons. «Sur scène toute conscience de la connaissance disparaît. Je ferme les yeux et j’écoute la salle, je suis mon instinct et je me jette à l’eau pour voir ce qui se passe…» dit elle. C’est le cas notamment de ce Poème to Germany, écrit en 1917 par un soldat amoureux de la culture allemande et qui mourra sous les balles germaniques. Elle en fera ressortir tous les contrastes, les déchirements et les larmes seront affleurantes.

On se jette à l’eau avec elle, avec eux trois, emmenés hors notre confort, admiratifs, et même oublieux de tout.

Ces « Deep Rivers » , on ne se noie pas dedans, on les affronte, on les aime, on les découvre. Merci pour ces flots nouveaux et ce voyage entre les rochers moussus du temps et ces graviers rongés par l’eau. Merci à elle, merci à eux

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