Olivier Ker Ourio, invité de Valérie Chane Tef

interview

Propos recueillis par Philippe Desmond, photos Philippe Marzat.

Invité par le groupe Akoda pour célébrer à Sortie 13 le premier anniversaire de leur album « Nout’ Souk » auquel il avait participé sur un titre, Olivier Ker Ourio a bien voulu nous accorder une interview avant le concert. Bien sûr Valérie Chane Tef, l’âme du groupe, était à ses côtés.

Action Jazz : alors, comment s’est faite cette rencontre musicale entre vous deux ?

Valérie Chane Tef : tout simplement l’an dernier quand nous avons enregistré « Nout’ Souk » le deuxième album d’Akoda, j’avais envie d’inviter des musiciens que j’affectionne particulièrement et j’ai pensé à Olivier pour un des morceaux car c’est une composition sur un rythme de Maloya, une ballade, très lente et pour moi c’était évident, j’ai tout de suite pensé à toi, même au niveau des sonorités j’entendais vraiment de l’harmonica. Et ça me faisait d’autant plus plaisir d’inviter un Réunionnais.

Action Jazz : vous vous connaissiez avant cette collaboration ?

VCT : pas du tout !

Olivier Ker Ourio : on se connaissait un peu par les réseaux. J’ai été touché de son invitation, c’est vrai que le fait qu’elle soit réunionnaise n’est pas anodin, il y a le pays qui est là et il y a le type de musique qu’elle fait. Je vois ses inspirations et ça m’a toujours parlé. Moi-même avec mon quintet je fais du jazz créole et même si ce n’est pas rempli de gens de la Réunion mais quand même par des Îliens (1) je trouve qu’il y a un truc spécifique dans la musique et tout cela relié au jazz , à l’improvisation. C’est une voie que j’aime bien explorer et je vois que Valérie est sur son chemin pour le faire à sa façon.

AJ : justement j’avais une question là-dessus, sur la perception par les puristes de ces musiques ou ces rythmes traditionnels, parfois sacrés sur le fait de les triturer en mode jazz. N’est-ce pas un sacrilège pour certains ?

VCT : certainement qu’on ne peut pas plaire à tout le monde, mais j’ai cette sensation , que ce soit au Antilles ou à la Réunion, que c’est vraiment en train de s’ouvrir et que cette fusion des musiques traditionnelles avec d’autres styles vient plus nourrir ces musiques que les desservir.

OKO : je suis d’accord avec toi. De toutes façons il y aura toujours les gardiens du temple pour cette musique considérée comme sacrée, qui sert d’hommage aux ancêtres et qui est jouée telle quelle, les voix, les percussions . Moi j’adore, je suis un fan de ça, il y a vingt ans j’ai fait quelque chose autour de la musique de Danyel Waro.

VCT : c’est comme ça que je t’ai découvert d’ailleurs.

OKO : on avait fait l’album « Sominnkèr » (Chemin de cœur). En tant que musicien de jazz, j’ai toujours trouvé que quand on écoute du Maloya on entend des voix et pas mal d’étages de percussions avec ces rythmes très particuliers. En tant que musicien qui aime les mélodies, les harmonies, l’improvisation, j’ai senti qu’il y avait des étages de libres dans le spectre et que j’entendais des improvisations instrumentales ? C’est d’ailleurs ce qui s’est fait dans toutes les cultures.

AJ : c’est un peu la définition du jazz aussi !

OKO : ça a toujours été comme ça, d’aller chercher, d’aller explorer, on peut entendre des rythmiques brésiliennes, latines, sud-américaines, alors pourquoi pas avec le Maloya de la Réunion ?

VCT : je rejoins Olivier, il y a toujours des gardiens du temple et c’est très bien et important pour maintenir la tradition mais je pense que l’ouverture et la fusion avec d’autres styles sont une richesse pour nous. A la Réunion où il y a beaucoup de métissage on connaît ça depuis toujours, et ça se retrouve dans la musique. Comme dans notre nourriture aussi, c’est notre caloubadia !

OKO : et oui chez nous tout est mélange. Je rajoute que je ne me présente pas comme un musicien représentant du Maloya, pas du tout, je suis un musicien de jazz qui a la culture réunionnaise et qui a dans son oreille la tradition. Ce qu’on propose ce n’est pas du Maloya, c’est quelque chose qui se trouve au milieu du gué et c’est une vision possible de ce mélange. Chaque personnalité va mettre le curseur là où il veut en fonction de ses goûts.

AJ : vous avez déjà joué ensemble ?

VCT : la première rencontre s’est faite en studio pour l’enregistrement de l’album « Nout’ Souk » mais ce soir c’est la vraie première scène.

OKO : à Paris on s’est croisés, j’ai fait le bœuf avec Akoda au Baiser Salé.

VCT : pour revenir au Maloya, il y a ta version de « Batarsité » et celle qu’on reprend nous qu’on pourrait mettre en écho.

AJ : un petit bœuf ce soir sur ce titre ?

OKO : pourquoi pas, mais je vais essayer d’aller sur le terrain de Valérie. Pour moi c’est le morceau le plus compliqué car j’ai dans l’oreille ma version d’il y a vingt ans. C’est ça qui est intéressant, il n’y a pas de vérité, juste l’envie d’explorer, chacun avec sa personnalité.

AJ : Olivier, justement au-delà du titre « Soley levé » que tu joues dans l’album, tu vas jouer sur d’autres titres je suppose ?

VCT : oui, on va inviter Olivier sur plusieurs morceaux, notamment certains inspirés des Antilles et ce sera intéressant de voir comment il va se poser là-dessus, pas seulement ceux venus de la Réunion.

AJ : cette singulière insularité ! (2)

OKO : oui je vois les choses comme ça, je trouve que les Îliens ont des points communs même s’ils n’ont pas vécu les mêmes choses. Il y a en commun l’esclavage, l’Afrique et la façon spécifique et endémique que chaque île a eu de s’approprier tout ça, de le mélanger avec les apports européens. Déjà la langue créole est un truc très fort, elle est spécifique à chaque île, il y a eu des façons différentes de s’approprier le langue française, de la déformer même si la démarche est proche, le fait de réduire les mots, les expressions. Ça me passionne.

AJ : j’ai retrouvé la chronique qu’avait faite Carlos Oliveira un de nos rédacteurs – et harmoniciste – de l’album « Singular Insularity ». Il classait les musiciens, je résume, en deux catégories, les amateurs de vitesse et les amateurs de mélodie et d’harmonie, en te classant Olivier, parmi les seconds.

OKO : jouer de l’harmonica c’est presque chanter, il y a une proximité, une façon de sortir la note. Il y a un caractère assez expressif et moi j’adore interpréter des mélodies, effectivement je suis un amoureux des beaux accords. De temps en temps on va chercher de la vitesse, un peu de vélocité, d’énergie ça peut servir, ça fait partie du langage mais ce n’est pas que ça. Avec davantage d’expressivité, on est plus près de l’émotion qu’on veut faire passer sans pour autant avoir besoin d’une déboulade rapide.

AJ : j’ai récemment réécouté l’album « French Songs » que je trouve magnifique, justement car il reprend des mélodies familières.

OKO : c’était avec Sylvain Luc (g), Laurent Vernerey (b) et Lukmil Pérez (dr). On est très copains avec Sylvain et ça faisait des années qu’on avait envie d’enregistrer des thèmes français qui sont un peu nos standards à nous, du point de vue de la France métropolitaine. C’était marrant de s’amuser avec ces thèmes, de les revisiter. C’est toujours intéressant de partir d’une chanson connue avec une belle mélodie, d’écouter l’original. Le réflexe du jazzman souvent c’est d’harmoniser les thèmes, parfois je trouve que c’est pertinent de garder la mélodie et de l’éclairer d’une autre façon mais dans certains cas je trouve qu’au contraire il ne faut toucher à rien tellement l’original est beau. Pourquoi vas-tu te permettre de trafiquer quelque chose alors qu’il y a tout ce qu’il faut dans le morceau original ? D’ailleurs ce n’est pas par hasard s’il est connu, c’est peut-être que justement il était très bien foutu dès le départ ! Donc des fois on respecte les harmonies et d’autres on s’amuse un peu.

AJ : dans l’album « Insular Singularity » j’ai remarqué le titre « Zenfants la Creuse » qui fait référence à une vraie déportation d’enfants réunionnais pour repeupler la Creuse et d’autres départements métropolitains et cela de 1962 à 1984 (3). Il se trouve que j’ai commencé ma carrière de professeur de 1982 à 1985 à Guéret et je n’en avais jamais entendu parler jusqu’à récemment. Comment ce triste épisode est-il perçu à la Réunion ?

OKO : c’est une histoire que j’ai découverte moi-même que dans les dix dernières années grand maximum.

VCT : pareil pour moi.

OKO : c’est maintenant une cause connue, le Président de la République, l’Assemblée Nationale l’ont reconnue. Il y a eu de vrais traumatismes. Je me suis penché sur la question, pas mal de documentaires existent. Ça m’a vraiment touché, quand tu apprends que plus de deux mille enfants de la Réunion ont été sortis de leurs familles, frères et sœurs séparés une fois en Creuse ou ailleurs ! J’ai rencontré Valérie Andanson, responsable de l’association de défense des Enfants de la Creuse (4), j’ai assisté à des réunions, discuté avec des Réunionnais de la Creuse. Il y a eu des drames incroyables, séparation des frères et sœurs, changements d’identités. Certains se sont retrouvés dans des fermes, bien traités pour certains, maltraités pour d’autres, exploités, même abusés. Ça m’a touché en tant que Réunionnais, ce n’est pas anodin, on vient de quelque part, en écoutant les gens expliquer leur parcours, leur vie, découvrant souvent le fil de leur histoire plusieurs décennies après. Pas mal ont découvert leur pays d’origine dans ces dix dernières années. Ce sont des gens qui ont 50 ou 60 ans. Ils arrivent à la Réunion ils découvrent frères, cousins, même parents. Ils n’arrivent même pas à parler à leur maman car ne connaissant pas le Créole. Tout ça pour repeupler certains départements, des enfants orphelins ou arrachés à leurs familles après une signature sur un document de gens qui ne savaient pas lire, leur faisant croire parfois qu’ils partaient pour une formation. Et le retour à la Réunion ne s’est pas si bien passé que ça avec le déracinement , la culpabilité des familles.

VCT : on peut parler d’esclavagisme, des familles trompées, d’autres qui avaient peut-être besoin d’argent. Séparer des enfants pour les emmener aussi loin de chez eux, vers une autre culture, c’est un scandale.

OKO : quand j’ai composé « Zenfants la Creuse » pour l’album, je n’avais pas écrit de paroles. Je l’ai fait après coup et là Michel Debré il se fait un peu démonter !

AJ : revenons à la musique, pourquoi êtes-vous si peu nombreux dans le jazz à jouer de l’harmonica ? Citons le regretté Toots Thielemans bien sûr, Jean-Jacques Milteau plutôt blues, Laurent Maur que nous connaissons bien.

OKO : parce que c’est l’instrument le plus difficile de la Terre ! (Rires)

AJ : je veux bien le croire !

OKO : je ne sais pas. Déjà il faut être assez fou pour se lancer et faire ça toute sa vie. C’est vrai que ce n’est pas un instrument très courant. Pour moi ça a commencé avec mon père qui en jouait. Il jouait du chromatique, il n’en avait pas fait un métier mais c’était l’instrument qui traînait à la maison. Gamin j’allais dans ma chambre et essayer de souffler dedans, je faisais ça à l’oreille. La passion de musicien m’est venue tardivement mais l’amour de l’harmonica avait commencé petit. Mon premier harmonica je l’ai reçu pour mon anniversaire des 10 ans.

AJ : tu as eu un professeur ?

OKO : jamais, prof d’harmonica ça n’existait pas. Je suis autodidacte et l’envie de faire du jazz d’improviser est venue ensuite. Une classe de jazz s’est ouverte à la Réunion avec François Jeanneau et j’y suis rentré. Ensuite comme j’avais envie de devenir musicien je suis venu à Paris au CNSM toujours avec François et voilà. Mais je n’ai jamais eu de prof de technique d’harmonica, tu te démerdes, t’écoutes des trucs, tu explores c’est ce qui forge ton style. L’harmonica chromatique est peu répandu par rapport au diatonique. Ce dernier est plus simple, je ne dis pas qu’il ne faut pas du talent pour bien en jouer mais la géographie de l’instrument est plus simple, tu souffles, tu aspires. Le chromatique il a douze tonalités, il y a un apprentissage exigeant , il faut se taper le boulot comme pour les autres instruments, il n’y a pas de secret !

AJ : un grand merci à tous les deux pour cette rencontre passionnante, je vous laisse aller travailler.

(1) Grégory Privat (piano), Arnaud Dolmen ou Yoann Danier (batterie), Gino Chantoiseau (basse), Inor Sotolongo (percussions)

(2) En référence à l’album du quintet d’Olivier Ker-Ourio « Singular Insularity »

(3) https://fr.wikipedia.org/wiki/Enfants_de_la_Creuse

(4) https://www.federationdesenfantsderacinesdesdrom.com/

Liens :

https://www.kerourio.com/

https://valeriechanetef.com/

Plus tard aux balances :