par Philippe Desmond, photos Christine Sardaine  

La Roche-Chalais (24), samedi 16 octobre 2021

Quand Shekinah Rodz entre en scène avec son sax alto, seule avec Philippe Valentine aux baguettes et attaque avec lui une version pleine de ferveur de « Résolution » de John Coltrane, on se doute qu’il va se passer quelque chose ce soir. Le saxophone crache une éruption de lave, c’est un volcan de notes qui se déverse dans nos oreilles, tant de musique retenue pendant de long mois qui jaillit ainsi. La batterie explose de rythmes, de secousses.

Nous sommes à la Roche Chalais bourg de la Dordogne tout près de la Gironde où tous les ans l’association Jazz et Vin en Double ( la forêt qui a donné son nom à cette région) organise un festival de jazz en été et des concerts hors saison comme celui-là. Remercions ces bénévoles mal récompensés ce soir pour leur immense travail, dans ces coins pas si reculés que ça, pour y faire vivre le jazz, le spectacle vivant et la culture en général. Les gens ont certainement en majorité préféré rester devant leur écrans pour avaler sans broncher une certaine sous culture déversée sans vergogne. Ils auront tort comme souvent de ne pas être curieux, ouverts. Et à force cette offre finira pas disparaître. La pandémie a fait du mal, la perte d’habitude de sortir, la peur pour certains, la concurrence des plateformes télé. Jean Michel Sautreau le maire me confie que chez ses collègues c’est la même chose, les affluences pour les évènements sportifs en plein air redeviennent à peu près normales, mais les soirées culturelles sont désertées. N’étions nous pas qu’une trentaine cette semaine à l’Apollo pour la carte blanche à Roger Biwandu alors qu’avant le covid ces concerts étaient bondés. Et pourtant que n’a -t-on entendu sur le manque généré par les divers confinements, les quarantaines ou couvre-feux… La quarantaine ce soir c’est le nombre de personnes présentes, bénévoles compris, une misère, un déficit assuré, une désillusion.

Mais au moins ceux qui sont présents vont être récompensés, le concert va tout simplement être exceptionnel.

Shekinah Rodz (sax alto, flûte, chant) est entourée de Loïc Cavadore (piano électrique), Olivier Gatto (contrebasse) et Philippe Valentine (batterie), une équipe sérieuse mais pas des stars. Apparemment c’est ce star système qui lui fonctionne encore, deux jours avant, le Rocher de Palmer était plein pour accueillir le trio du contrebassiste Avishaï Cohen, un public qu’on ne voit jamais ailleurs, là où le jazz de la région vit ou plus exactement vivote avec certes une notoriété moindre mais un niveau musical de très grande qualité. Que tout cela est dommage, injuste.

Le répertoire que va nous offrir – au sens de cadeau, vraiment – le quartet est d’une exigence extrême tout en restant accessible à tous, ce qui n’est pas toujours le cas. Shekinah et Olivier sont des fanatiques de John Coltrane. Ils vont nous faire partager leur passion pour ce météore du jazz avec « Resolution » évoqué plus haut, « Original 11383 » et un « John Coltrane » repris en chœur par le public. Chick Corea sera là aussi avec « Windows » ainsi que Kenny Garrett pour « Boogety, boogety » et « Wayne’s Thang », on se régalera de la joie et du rythme binaire du titre « One » d’Ahmad Jamal. Avec ce répertoire, Shekinah est particulièrement en verve, au sax alto et à la flûte, elle n’a plus aucune limites, elle se livre totalement. Loïc Cavadore ne peut que lui emboîter le pas, nous délivrant des chorus inspirés, pleins de lyrisme. Il me confiera qu’il s’est lui même régalé de jouer avec ses camarades, ça se voyait, ça s’entendait. Olivier Gatto toujours en retrait apparent a lui aussi assuré, bien au delà de la rythmique tenace qu’il impose, il nous a offert des chorus d’un autre monde, celui dans lequel, les yeux fermés, il était parti ; ce qu’on peut faire avec une contrebasse ! Quant à Philippe Valentine il n’a pas eu une seconde de répit, proposant des rythmiques vives et précises et des moments plus calmes pleins de finesse ; quel métier, quelle variété dans le drumming  avec ces musiques exigeantes pour son poste !

Shekinah n’a pas fait que jouer, pour notre plus grand bonheur elle a aussi chanté. « God bless the child » a fait ressortir ses racines gospel, un père pasteur dans le Massachusetts (mais une famille portoricaine). Une voix soul, parfois de gorge, une façon incroyable de vivre les textes. Autres racines mais latinos pour un phénoménal « Besa me mucho » à la lenteur très sensuelle, sans fin, une fin que personne n’a envie d’atteindre… Après le dernier titre lui aussi étiré jusqu’au climax « Wayne’s Thang », Shekinah reviendra en rappel, seule avec Loïc Cavadore pour un duo improvisé sur « Amazing Grace ». Je n’ai jamais entendu une aussi belle et vivante version, cette voix rayonnante, ces dialogues avec le clavier poussé dans ses retranchements ; vertigineux.

Voilà, tout cela dans ce village qui a déjà reçu de belles affiches comme Alain Jean-Marie, Jean-Marie Ecay, tant d’autres. En sera-t-il ainsi dans le futur ? C’est mal parti mais restons optimistes.

Lors du dernier tremplin Action Jazz Nouvelle Aquitaine, Shekinah Rodz était notre marraine, comme nous avons eu raison de la choisir et qu’on l’entende vite par chez nous et ailleurs.

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