Par Philippe Desmond, photo Thierry Dubuc.

Le Caillou, Bordeaux le 25 mai 2018.

En jazz la formule du trio est une des plus courantes, une des plus courues et il est parfois difficile de renouveler ou de faire évoluer le genre. Heureusement certains s’en occupent et notamment Loïc Cavadore. Il nous propose ce soir de pénétrer dans son univers musical, qui comme tout univers est sans limite, le concert va nous le confirmer. Il s’est adjoint la collaboration de Nolwenn Leizour à la contrebasse et Simon Pourbaix (prononcer le ex final) à la batterie. Très bon choix.

Au menu, et oui nous sommes dans un restaurant, une majorité de compositions et des arrangements d’oeuvres insolites.

Le départ est musclé, le groove bien dynamique d’une compo de Loïc, « La Démesure », pour une entrée en matière directe. Le trio sonne très bien, épaisseur et finesse à la fois, ça s’annonce bien. Malgré son affichette « grève générale » à l’effigie de Karl Marx, Simon Pourbaix est au boulot et visiblement avec un plaisir certain. Après une ballade, « L’Adieu » nous voilà partis dans un morceau qui nous rappelle que Loïc Cavadore a une solide formation classique et qu’il pratique encore la musique du même nom. On pense aux fugues de Bach, la volubilité du pianiste nous saute aux oreilles, rien à voir par contre avec le travail plus conventionnel de Jacques Loussier, ici on est dans l’adaptation, la suggestion et surtout c’est bourré d’énergie. Il s’agit en fait d’une « Berceuse Cosaque  » ; je mets d’ailleurs quiconque au défi d’endormir des enfants avec une musique dotée d’autant de relief et de variations, pas les Golberg, les Cavadore. Donc on a compris, le concert va tourner autour des inflexions classiques. En fait on n’a rien compris comme le démontre un des titres suivants. Nolwenn dans un registre inhabituel pour nous – mais pas pour elle me confiera t-elle – se lance à l’archet avec des effets électros, les boucles se forment au gré des échantillonnages commandés d’un côté par Loïc de l’autre par Simon pour une ambiance indéfinissable, moderne dirons certains mais ce qualificatif est daté, contemporaine dirons d’autres mais celui-ci peut faire peur, expérimentale lancerons quelques uns mais n’exagérons pas. Sur ces boucles arrive le son naturel du piano et de la contrebasse en contraste absolu, ça matche bien comme on dit maintenant, quant au final piano contrebasse superbe de lenteur, cristallin, avare de notes il est d’une subtilité magnifique. Profondeur et sensibilité sont là. C’était un arrangement sur « Für Alina » une composition d’Arvo Pärt ; il fallait aller la chercher celle-là, on est loin des standards de Broadway avec ce « tintinnabuli » inspiré du son des clochettes.

Après la pause on file sur du hard bop bien vivant alors qu’il évoque la mort, celle des plantes et à terme celle de la planète ; son titre ? « Round Up ». Belle et grosse énergie du trio, Nolwenn en liberté, Simon qui passe sa colère sur Monsento tant il cogne ses peaux. Quant à Loïc, quel pianiste ! Tantôt Brad tantôt McCoy ou Errol, toujours lui-même.

Revoilà la « Berceuse Cosaque » aux tonalités bachiennes mais dans un autre arrangement puis « Sonar » un titre au tempo binaire très marqué par Simon alors qu’avec les effets électros la contrebasse de Nolwenn prend des couleurs hendrixiennes ou zappaiesques ; encore une compo de Loïc décidément très éclectique. Preuve supplémentaire dans « Le Joueur de Flûte » composé aussi par le pianiste pour un spectacle théâtral et adapté au trio avec ses reminiscences de Mozart parfaitement intégrées au style jazz.

Final minimaliste et délicat sur fond de sample de Pierre Bourdieu à France Culture, la patte de Simon. Intello ce jazz ? Même pas, il s’agissait le la « Berceuse pseudo-intellectuelle », disons engagé et ouvert.

Une musique indéfinissable faisant le grand écart entre musique dite savante et contemporaine tout en restant du jazz, très musical, loin du free qui effraye certains. Une signature du pianiste qui ne peut cacher sa formation et ses goûts, mêlant tout ce qu’il aime. Une musique complète comme peut l’être le jeu d’un champion de tennis maîtrisant puissance et toucher, smashes et amorties, le jeu de fond de court et celui à la volée. Et oui pardonnez moi ce ce parallèle osé mais Loïc Cavadore est aussi un grand amateur de tennis, un vrai connaisseur même.

Quel dommage que si peu de monde ait profité de ce beau concert hors des sentiers battus… Et oui, difficile de sortir des routes tracées malgré nous par le mainstream ambiant et le formatage médiatique. Quel gâchis.