Le Collectif Mellifera : des femmes et du jazz !
par Philippe Desmond
L’Inox, Bordeaux le 1er décembre 2022
Dire que j’ai failli renoncer à aller à ce concert après avoir parcouru en vain tous les étages et les labyrinthes des énormes parkings souterrains des quais bordelais à la recherche d’une place. Bien fait pour moi qui d’habitude prend le tram pour aller en ville. En vain pas tout à fait car au moment de ressortir une pace s’est miraculeusement offerte à moi. Juste le temps d’arriver à l’Inox, de m’assoir sur la dernière place restante – décidément – le sas de la sortie de secours me masquant un bon tiers de la scène.
L’Inox vous l’avez compris est complet, la première fois depuis que le Collectif Déluge y organise des concerts. La tromboniste Rozann Bézier qui a ce soir carte blanche comme l’annonce l’évènement a donc tant de notoriété que l’on refuse du monde ? Je connais le talent de la musicienne et en confiance je ne me suis même pas renseigné sur le contenu du concert ni sur qui l’accompagne. C’est donc une belle surprise que de voir la scène se remplir de musiciennes, oui que des femmes, elles seront 11 au total à se relayer dans des formations allant du trio avec chanteuse au nonette instrumental ! J’ai donc devant moi le Collectif Mellifera dont Rozann nous parle dans l’entretien après cette chronique.
Les groupes entièrement féminin sont rares, on connait le Lady Quartet et le Lady All Star de Rhoda Scott qui cartonnent en ce moment. Il y avait eu Rumbanana avec certaines des musiciennes du All Star, il y a pas mal de femmes leaders maintenant, à Bordeaux nous avons depuis longtemps les Sophisticated Ladies en quartet et on sent en effet une présence féminine plus importante ; mais c’est vrai que la proportion est faible, contrairement à la musique classique. Cette initiative arrive ainsi à point nommé.
La formation est à géométrie variable en fonction du répertoire, très éclectique et exclusivement choisi parmi des compositrices ou des arrangeuses. Un parti pris affirmé donc « On est là, on arrive ! ». Une fois cela dit, si on ferme les yeux on entend de la musique, la notion de genre disparaît, il n’y a pas pour moi de différence et c’est tant mieux. On passe de l’univers poétique et aérien de Youn Sun Nah et Airelle Besson aux mélodies mélancoliques de Melba Liston, la tromboniste méconnue et de Billie Holyday. Arrive l’espiègle « Nuit Blanche » de Cyrille Aimée, le tempo s’élève, le groupe prend de la confiance et le confirme dans le nerveux Yatra tra » de Tania Maria ; ça y est c’est parti, bien soutenues par le public ces dames déroulent. On a senti encore certaines un peu retrait au début, c’est seulement leur deuxième concert, mais au fil du concert tout s’est bien mis en place.
Ce groupe est très intéressant par la variété de son répertoire, de sa formation, on ne s’ennuie jamais. Impossible et malvenu de détacher l’une ou l’autre il s’agit bien d’un travail collectif.
Donc maintenant organisateurs pensez à ces musiciennes, non seulement leur prestation est de qualité mais elles peuvent aussi créer des vocations ou simplement amener un public féminin – et un autre public masculin – au jazz.
Musiciennes : Rozann Bézier (trombone), Lucrezia Rudino et Sarah Moussion (piano), Mona Baumann et Lucile Trougnou (contrebasse), Rachael Magidson (batterie), Joanna Estèves et Stéphanie Furlan (saxophone), Carla Fernandez (chant), Garance Baltardive (trombone et guitare), Julia Soulé (trompette)
Répertoire : « Breakfast in Bagdad » : Youn Sun Nah / « Après la neige » : Airelle Besson / « Dark Before the dawn » : Melba Liston / « If the moon turns grey » : Billie Holiday / « Nuit Blanche » : Cyrille Aimée / « Yatra tra » : Tania Maria / « What’s my line theme » : Melba Liston / « Central Park West » : John Coltrane arrangement Lakecia Benjamin / « Love cynical » : Endea Owens / « Dietro l’angolo » : Lucrezia Rudino / « Grey Eyes » : Erykah Badu / « Come fly with me » : Frank Sinatra version de Cyrille Aimée / Ninna Nanna : Lucrezia Rudino / « Flor de Lis » : Davan version de Rita Payès / Bis : « Bitter Dose » adapté par Rachael Magidson / « Syrie mon amour » : LaBullKrack
Entretien avec Rozann Bézier à l’origine du Collectif Mellifera
Action Jazz : De quand date ce projet de collectif ?
Rozann Bézier : de septembre 2021. Il a d’abord été créé comme un espace de travail avec cette idée de rassemble des musiciennes de différents parcours sur le jazz. Elles y sont en effet sous représentées n’osant pas entrer dans ce monde pour certaines ou par méconnaissance de cette musique et de ses réseaux.
AJ : et alors ça a démarré de suite ?
RB : au début il n’y avait pas trop de motivation. Dire qu’on se retrouve pour répéter, bloquer un créneau pour travailler on ne sait trop quoi ça n’attirait pas. Au début on était deux ! Petit à petit en en parlant autour de soi ça s’est étoffé.
AJ : mais où as tu recruté au début ?
RB : beaucoup au Conservatoire de Bordeaux. J’y suis reparti pour un cycle d’études. Mais je suis aussi pro dans d’autres styles, j’ai ainsi rencontré des femmes dans d’autres contextes. J’avais aussi fait une résidence dans un genre pop/rock , j’y ai rencontré plein de femmes je leur ai dit qu’il y avait des trucs à faire dans le jazz. Certaines avait envie d’essayer. C’est dur si on n’est pas dans un conservatoire ou une école de se dire qu’on va s’atteler seule à ça, sachant que c’est un style de musique assez complexe. Chacune en a parlé autour d’elle et ça s’est étoffé. J’ai réussi à avoir la première partie du concert du Big Band du Conservatoire en janvier 2022. Ça s’est hyper bien passé, ça a vachement plu et ça a motivé d’autres femmes dans le public qui ont voulu nous rejoindre.
AJ : combien êtes-vous en tout ?
RB : d’actives on est 15, ce soir on était 11, plus une trentaine qui nous suivent mais n’osent pas trop franchir le pas.
AJ : il y a des pros ?
RB : oui, Carla la chanteuse, Lucile la contrebassiste, Lucrezia la pianiste, Rachael évidemment. La majorité sont enseignantes car c’est très difficile de percer, il faut du réseau et elles n’ont pas de visibilité ; il leur manque aussi cette marge de progression, cette confiance pour aller sur scène, faire des jams, se montrer
AJ : oui mais en jazz il faut la culture de cette musique, pour les jams connaître toute sa grammaire, le Real Book.
RB : on peut y aller progressivement, faire juste un titre.
AJ : et ensuite comment avez vous poursuivi le travail.
RB : suite au concert on a pu avoir des lieux pour faire des résidences pour travailler ensemble. La façon dont les musiciennes se lâchaient je n’avais jamais vu ça, elle prenaient des risques dans le jeu et ainsi progressaient « Je n’ai jamais autant progressé que pendant ces trois jours de résidence plus qu’en trois ans de conservatoire ! ». C’était très motivant.
AJ : comment a été bâti le répertoire ?
RB : je voulais mettre à l’honneur les femmes et ce sont des artistes que j’ai découvertes dans tous les styles. J’ai proposé une base et chacune a proposé des titres. On a ensuite fait un vote , qui veut jouer quoi, qui veut chanter quoi ?
AJ : le collectif va-t-il s’élargir ?
RB : oui bien sûr, on va d’abord consolider celui-là, on a déjà plein d’idées.
AJ : des compositions à venir, ce soir il y en avait déjà deux de Lucrezia.
RB : oui j’aimerais bien que l’année qui vient soit le démarrage des compositions originales. Je suis en train de prendre contact avec des musiciennes qui sont déjà compositrices pour qu’elles nous forment. J’aimerais bien que dans les deux prochaines années on ait un répertoire de compos.
AJ : des concerts à venir ?
RB : on l’espère, on y travaille avec le Collectif Déluge !
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