Du Jazz à l’Esprit du Piano :

Antonio Faraò, Joey Alexander, Chucho Valdés

Par Philippe Desmond.

Antonio Faraò trio

Samedi 12 novembre 2022

Ce soir à l’Auditorium dans le cadre du festival « L’Esprit du Piano » ce n’est pas le plus populaire des pianistes actuels qu’il nous est proposé d’écouter mais l’un des plus talentueux, l’italien Antonio Faraò. Encensé par le Maître Herbie Hancock, il mène une carrière très riche, s’entourant de musiciens parmi les plus intéressants, Jack DeJohnette, Bob Berg, André Ceccarelli, Daniel Humair, Jeff « Tain » Watts, Joe Lovano, Bob Mintzer, Eddie Gomez, j’en passe et des aussi bons.

Revendiquant du jazz post bop c’est en trio qu’il se présente ce soir avec Yuri Goloubev le contrebassiste russe installé depuis longtemps en Italie et Vladimir Kostadinovic, batteur originaire de Belgrade. Deux sidemen aux CV eux aussi très denses.

Déjà une douzaine d’albums à son actif dont le dernier « Eklektik » au titre révélateur, en 2017 avec Marcus Miller, Snoop Dog, Didier Lockwood, Manu Katché et Bireli Lagrène. Rien à voir avec la formation de ce soir mais un album explosif à découvrir absolument et qu’on aurait aimé voir joué ici pour bousculer l’atmosphère tranquille et feutrée du lieu.

Bon, allons-y pour le trio ! Dans cette immense et belle salle le trio fait bien fragile malgré les rideaux réduisant la taille de la scène et au début du concert il faudra même tendre l’oreille. Antonio Faraò à travers ses propres compositions va rendre hommage à son père avec « My Father’s Song », son fils et même son chien avec « Theme for Bond » du nom de l’animal en hommage à un de ses héros préférés, nous expliquera-t-il après les trois premiers titres. Le trio est de facture classique, piano devant et rythmique à son service, chorus de contrebasse, chorus partagés de batterie tout cela sonne bien sans vraiment surprendre. Mais si on tend l’oreille (le son finira par monter) on entend qu ‘au piano il se passe des choses, on voit une main droite aérienne qui développe un flow lyrique et mélodieux. Un style qu’il s’est construit à l’écoute des plus grands, d’Erroll Garner à Monk en passant par…tous les autres. Dans la seconde partie il nous interprètera quelques standards dont un « Round Midnight » magistral en second rappel. Et oui, un beau succès !

 

Joey Alexander trio

Lundi 14 novembre 2022

Dans toutes les corporations on se méfie des petit prodiges, on les regarde souvent arriver du coin de l’oeil, prêt à les démolir à la première occasion. C’était un peu le cas de Joey Alexander le jeune pianiste indonésien qui à force d’avoir douze ans en a maintenant dix-neuf. Installé avec sa famille à New York depuis 2014, Joey voit couler dans ses veines des cellules de sang javanaises, néerlandaises et juives-allemandes. Découvrant le jazz dans sa petite enfance il sort son premier album en 2015, à douze ans donc, intitulé « My Favourite Things » ; le décor est planté.

Le voilà déjà à son sixième album « Origin » dans lequel ne figurent que ses propres compositions ; et oui le pianiste prodige est aussi compositeur, encore un cran au dessus. C’est cet album qu’il est venu jouer ce soir à l’Auditorium de Bordeaux dans le cadre du festival « L’Esprit du Piano ». A la contrebasse Kris Funn et à la batterie John Davies, deux jolis pédigrées.

Et voilà donc le teenager, vraiment une carrure entre enfant et ado, qui entre sur scène à l’ombre du géant Kris Funn et du solide John Davies. Malheureusement pas de photo – même pas volée ? – leur prise étant interdite dans ce lieu. Dès « Angel Eyes » le premier titre de l’album, Joey nous révèle l’étendue de sa palette, délicatesse de Bill Evans, puis chaleur d’Oscar Peterson ou Monty Alexander, verve de McCoy Tyner. Magnifique entrée en matière prometteuse d’autant que le « Winter Blues » qui suit confirma la première impression. Excellent contrebassiste, un son profond et tonique quant au batteur c’est une belle découverte, finesse, légèreté au service d’un répertoire qui va au cours du concert devenir plus délicat, intimiste. Voilà « Remembering » à la rythmique très ténue, sur laquelle Joey improvise dans toutes les directions ; il quittera même son Steinway pour jouer debout sur le Rhodes voisin, pas vraiment utile à mon goût pour ce type de musique. Mais ça permettra de lui trouver des accents « Coréants », une autre de ses influences certainement. Il prendra deux fois la parole pour nous remercier et présenter ses musiciens, visiblement très mal à l’aise dans cet exercice. Il s’exprime tellement bien avec ses doigts ! Nous sommes cependant plusieurs vieux grincheux à regretter un certain manque de swing, il viendra au rappel, superbe ; bien sûr le piano jazz n’est pas que swing mais quand même. Rendez vous compte que Joey a facilement encore 60 ans de carrière devant lui ! Allez pour vous j’ai quand même volé une photo lors du dernier salut exécuté en une seconde et demie, même pas le temps de régler la netteté…

Chucho Valdés solo

Dimanche 27 novembre 2022

On ne présente plus le cubain Chucho Valdés, 62 ans de plus que Joey Alexander qui était sur cette même scène voilà deux semaines. Lui-même revient ici dix mois pile après son dernier passage ; on ne s’en lasse donc pas. Garant de la tradition cubaine il la propose aux quatre coins du monde avec sa patte et sa faconde. Adoubé par ses pairs (Miles, Count, Duke et Dave) en 1972 comme étant l’un des cinq meilleurs pianistes de jazz du monde il est devenu un des piliers de l’édifice.

Deux semaines après Joey Alexander c’est un grand écart générationnel qui nous est proposé dans un Auditorium bien garni, affiche oblige. Côté jardin de la scène, arrive une silhouette à la stature de Commandeur, démarche prudente, Kangol noire vissée sur la tête, voilà l’immense Chucho, souriant comme toujours. Ses longs doigts s’emparent du clavier pour ne plus le lâcher pendant près d’une heure trente. Le premier titre va nous révéler, ou plutôt nous rappeler l’étendue de sa palette musicale. Pendant près de dix minutes il va nous amener dans tellement de directions, du jazz, du classique, de l’afro-cubain, nous faire passer tant d’émotions, d’énergie, de douceur, de virtuosité, de musicalité, de groove, que nous aurions pu partir de suite après, ravis déjà du concert. Mais il nous a tout simplement mis en appétit, alors passons à table. Chucho se lève, il le fera après chaque titre pour nous remercier, nous annonce le menu : Chopin ! Tchopin’ à sa manière, une valse en la mineur, tout ce qu’il faut pour se mettre dans la poche le public de l’Auditorium habitué à la musique classique, quitte à braquer les purs et durs du genre. Même eux ont cèdent et fondent devant cette merveilleuse version truffée d’improvisations évidemment, de fantaisie jazzesque, un flot de notes venant s’ajouter à la partition initiale. Ça l’encourage donc et il nous propose le prélude de Chopin connu de tous, même des presque incultes en musique classique comme moi, à l’origine de la chanson Jane B. Le thème est là, repart, revient parmi un habillage merveilleux de légèreté et de finesse. Et toujours ces trois ou quatre petites notes à la fin, amusantes, coquines comme pour dédramatiser.

Après ces entrées, place aux plats de résistance, deux trois accords, c’est l’automne, « Les Feuilles Mortes » se ramassent au Steinway. Le mot standard, comme ceux qu’il jouera aussi après, paraît totalement saugrenu ici, son cousinage avec l’industrie, sa référence à la norme sont tellement loin de l’œuvre façonnée par cet artisan d’art qui joue devant nous. « Over the rainbow », truffé lui aussi de citation, de jazz, de classique et qui se termine avec Bach ; oh oui, que notre joie demeure, c’est tellement beau !

Mais voilà Cuba qui arrive, « El Manisero » (le vendeur de cacahuètes) je crois bien, une projection abstraite et colorée apparaissant derrière la scène. Inutile de vous préciser que Chucho nous enchante, arrive à nous surprendre.  Que dire de la version poignante de « Besame Mucho » d’une délicatesse divine, quel toucher.

« Trop de morceaux de musique se terminent trop longtemps après la fin » aurait dit Stravinsky, ce soir tous les morceaux auraient dû durer beaucoup plus longtemps, éternellement.

Chucho en solo c’est monumental, comme sa silhouette, tout son talent, toute sa vie de piano explosent sans contrainte, l’improvisation y est permanente, avait-il même bâti une set list ou s’est il laisser guider par son instinct, par la chaleur du public à la fin des morceaux, public en apnée pendant qu’il jouait.

Rappel bien sûr, démarré sur « In a Sentimental Mood » et poursuivi ailleurs avant que Chucho ne nous propose de jouer avec lui. D’abord en répondant à ses appels de piano par nos battements de main puis en chantant ; moment sympathique – lui l’est tellement ! – pour finir dans la liesse ce merveilleux concert.

Derrière moi quelqu’un a vécu avec passion lui aussi ce concert, lui que Chucho a pris sous son aile, qui jouait sur cette même scène il y a un an, le pianiste cubain Rolando Luna, considéré un peu comme son dauphin. J’échangerai quelques mots avec lui, nous nous étions déjà rencontrés. Il est toujours épaté par son aîné et quand je luis dis « Le futur c’est toi »  il joint les mains pour me remercier, modeste mais certainement investi au fond de lui même de cette mission. Lui nous le reverrons certainement à Bordeaux car quand en sortant sous la pluie de l’Auditorium, je lui explique que l’eau qui tombe à Bordeaux se transforme en vin, il m’avoue son amour pour nos crus et aussi pour la ville ! « Viens t’y installer ! » « Pourquoi pas… »

https://www.espritdupiano.fr/

https://www.opera-bordeaux.com/auditorium-national-opera-bordeaux

 

Liens  d’Action Jazz sur Chucho Valdés et Rolando Luna : 

https://blog.lagazettebleuedactionjazz.fr/chucho-valdes-une-soiree-a-lauditorium-de-bordeaux/

https://blog.lagazettebleuedactionjazz.fr/aux-balances-de-rolando-luna-la-recherche-de-la-perfection/

https://lagazettebleuedactionjazz.fr/rolando-luna/

NB : la prise de photos lors de concerts à l’Auditorium n’est pas autorisée même pour les photographes accrédités, sinon loin, depuis la console de sonorisation et très peu. C’est la culture de la musique classique où rien ne doit bouger. Je me permets juste de voler une photo à la fin du rappel pour vous laisser une trace. La qualité n’est évidemment pas à la hauteur des concerts.