Aux balances de Rolando Luna

 

par Philippe Desmond, photos Philippe Marzat

Auditorium de l’Opéra, 23 octobre 2021

Avec Action Jazz nous avons souvent l’occasion d’assister à une partie du travail caché des musiciens, les balances de concerts, dernière répétition pour les artistes et réglages du son et des lumières pour les techniciens. C’était le cas récemment lors de la venue à l’Auditorium de Bordeaux du trio de Rolando Luna à l’invitation du festival l’Esprit du Piano.

Très ponctuel, le trio est en place à 15 heures. Chacun fait ses affaires, Rolando a demandé un retour du son du piano dans un casque audio et il se met à faire des gammes, indifférent à ce qu’il se passe autour de lui.

Gastón Joya se met en place dans le coin qui lui est dévolu, la basse électrique à droite, la contrebasse couchée au sol à gauche ; avec la première il se met à jouer quelques gammes, parfois se raccroche à ce que Rolando pianote.

De son côté Rodney Baretto installe son matériel, ses propres cymbales – c’est le cas pour la plupart des batteurs – sur la batterie de location. On observe sa méticulosité, il va passer une bonne demi-heure avant d’arriver au résultat qui lui convient. Assis dans la salle un petit bonhomme au ventre rebondi et aux longues dreadlocks lui prodigue des conseils. Tout cela dans cette langue espagnole transformée par l’accent cubain où les « s » disparaissent quasiment. L’accord des différents fûts ne lui convient pas, trop aigu pour l’un, trop bas pour l’autre. Rodney tend ou détend les peaux avec sa clé, teste, reprend les réglages « Mucho mejor » s’exclame son conseiller.

Ce conseiller ce n’est autre que Yaroldy Abreu le percussionniste membre comme les trois autres d’El Comité et qui a joué avec tant d’autres de Chucho Valdès à Wynton Marsalis, ce qu’on appelle familièrement une pointure. Il va ensuite s’installer lui même sur scène, pas avec grand chose, un cajón et quelques accessoires de percussion.

Voilà une technicienne de « backline » qui arrive, elle apporte une nouvelle guitare basse, l’autre a un problème de micro et un tom médium un peu plus gros, l’autre était trop aigu… On fignole. Déjà plus d’une heure de balance, Rolando est toujours dans son monde de touches blanches et noires, casque sur les oreilles. Mais ils sont prêts à jouer ensemble, enfin !

Je reconnais « Mona Lisa » de Nat King Cole alors que j’attendais des rythmes cubains, le piano de Rolando se fait délicat et continue de l’être quand ils passent à « Unforgettable » ; le répertoire du soir ? Pas forcément me dit Philippe Monsan l’agent de Rolando Luna, « d’ailleurs il ne doit pas encore savoir ce qu’il va jouer ce soir ». Un boléro arrive quand-même et les réglages de sono, de retour se passent tranquillement. Le trio peaufine les fins de morceaux, essaye des choses, des variantes souvent très légères, chacun proposant une idée. De la dentelle.

C’est un travail de l’ombre que la majorité des spectateurs ne soupçonne pas, ne retenant que le talent des musiciens sans imaginer le labeur nécessaire pour le mettre en valeur. Ils auront ainsi passé trois heures – Rolando n’aura jamais arrêté de jouer – à soigner les détails, infimes pour nous, fondamentaux pour eux, révélant un respect immense du public qui va se déplacer pour les voir et les écouter. Le duo piano/cajón va lui aussi se préparer avec minutie, Yaroldy étant exigeant sur la fin du titre à l’unisson avec Rolando. Du perfectionnisme à la hauteur du talent de ces musiciens.

Quant à nous, nous aurons eu un quasi vrai concert, très différent de celui du soir, un bonus avant l’heure. Pour paraphraser Coluche je dirai que les balances ça devrait être obligatoire pour le public, qu’il réalise enfin que musicien c’est un vrai métier et beaucoup plus difficile que la plupart des autres !