Neigen
par Philippe Alen, photos Jean-Yves Molinari
Poitiers, Confort moderne, 9 novembre 2021.
Nicolas Souchal, Jean-Luc Cappozzo (tp), Daunik Lazro (bars), Michael Nick (v).
L’espace choisi, la grande salle ; l’emplacement choisi contre le mur, face à l’entrée, le déploiement des musiciens, sur une ligne, au cordeau face au public, tout cela reflétait un soin méticuleux porté solidairement aux deux faces selon lesquelles la musique s’envisage, sa production et sa réception. S’envisage, parce que c’est en partie à quoi tiendront les traits qui définiront sa physionomie in situ, comme ceux qu’en retiendra la mémoire. Ce sont là banalités, s’agissant de musique improvisée, mais qui se rappelaient vivement à ceux qui peut-être avaient dans l’oreille le disque du quartet, Neigen (Ayler records AYCD-162), à la sortie longuement différé par l’épisode épidémique.
« Neigen » : en allemand « tendre vers », y est-il précisé : une action, qui désigne un processus, dont l’origine et le but restent indéterminés. Comme tirées d’un silence matriciel, les entrées s’échelonnent délicatement, dans un pianissimo retenu en limite de l’audible. Un fil de violon, une dentelle de trompette bouchée, un filigrane de baryton, un souffle, une buée : d’emblée un équilibre s’installe dans une formation étonnante. Les deux trompettes qui sur scène encadrent le baryton le plus souvent se complètent : Cappozzo entortille une capricieuse inspiration mélodique que Souchal récupère d’une quenouille nuageuse. Lazro procure une assise troublante ; tout en jouant l’imaginaire du baryton qui suffit à cela, il excursionne dans les registres, sollicite le suraigu de l’instrument en de longues tenues, un peu fléchies, creusées, modelées avec une tendresse qui n’appartient qu’à lui. Le violon de Nick forme avec lui, souvent, un axe très discret qui organise la profondeur de champ. Un violon qui vibrionne, se fond, reparaît en maître occulte des reflets. Un équilibre qu’aucune montée en puissance ne troublera. Un passage forte se fait-il jour, en milieu de set, qu’il n’affectera pas le sentiment de grand calme qui s’est installé, que cette passagère turbulence ne fait que souligner. Les deux cuivres passeront ainsi presque ensemble au bugle avant de revenir à la trompette en suivant le cours et le contour de ce qui se dessine, à quoi pour autant nul ne peut vraiment s’attendre. Un silence s’installe.
Et c’est la climatisation qui donne le ton de la reprise, une phrase rapidement coulée au violon puis ressaisie plus lentement. Des baisers aux embouchures, Lazro extatique. Plus tard, c’est de lui que viendront, longuement épelées, décontextualisées, les notes que tout le monde a en tête, et que chacun reprend, de sa place, pour finir par harmoniser ce visage hiératique, ce profil de reine. Nefertiti : c’est donc vers elle que ce soir, sans le savoir, se dirigeait Neigen. Montée de l’arrière-fond, « la Beauté s’est présentée » – c’est son nom – et avec elle, tout un peuple, régénéré par un long exil, le « peuple du blues ». C’est un beau tour que nous a joué là Daunik Lazro, et Neigen avec lui, un tour de magie, un tour de force, un tour de chant. Neigen avait justifié son nom. Des arabesques aux limites du silence à ce Nefertiti surgi de nulle part, il semblait bien ce soir-là qu’avaient été rassemblés les membres d’Osiris.
Philippe Alen