Par Philippe Desmond, photos Philippe Marzat.

Andernos les Bains, samedi 31 juillet 2021.

Je préfère vous prévenir de suite, cette chronique ne sera jamais du niveau de la soirée qui nous a été offerte ce samedi au Andernos Jazz Festival. D’ailleurs c’est notre rédac’ chef qui m’a forcé à descendre de mon petit nuage pour l’écrire. Alors préparez-vous pour les métaphores, les périphrases, les poncifs… C’était exceptionnel !

Mais revenons en arrière, au printemps 2020 qui a vu nos vies bouleversées par une microscopique bébête venue d’Orient. Le festival d’Andernos n’y avait pas résisté alors que tout était déjà calé.

Début 2021 les choses semblent s’arranger positivement, le festival annonce ses dates, les 30, 31 juillet et 1er août. On se réjouit, retrouver la scène de la jetée, le site merveilleux du Betey, les déambulations de fanfares, même la messe gospel ! Mais voilà qu’un variant delta, pas celui du Mississippi mais plutôt du Gange, vient compliquer les choses, l’organisation doit tout revoir. Impossible d’attirer ces immenses foules sur l’esplanade en bord de Bassin, inenvisageable de réunir 5000 personnes sur la plage du Betey au soleil couchant, tout cela est incontrôlable eu égard aux consignes sanitaires. Alors on abandonne ? Non, c’est sans compter sur l’opiniâtreté d’Eric Coignat maire-adjoint et surtout directeur du festival, bien suivi par son maire Jean-Yves Rosazza , de la trempe des courageux. « On ne pouvait pas faire deux années blanches, on aurait perdu le fil » me confie ce dernier. Alors changement de stratégie, un seul soir, un lieu clos en plein air et une affiche de rêve, française, risque de problèmes de transports et de frontières oblige et en plus on a ce qu’il faut en France ! Ce sera le 31 juillet à la plaine des sports Jacques Rosazza, le père qui l’a créée il y a des décennies dans un pare-feu, à l’époque loin de tout… Un téméraire lui aussi. Dernière péripétie, l’obligation de contrôle du passe sanitaire, ça ne changera pas grand chose à l’organisation la jauge ayant déjà été limitée à 2000 personnes. Précision importante, si la réservation est obligatoire, le billet est gratuit. On est à Andernos.

Dernier paramètre, non maîtrisable lui, la météo. Catastrophe, la journée va se dérouler d’éclaircies en averses, les fronts pluvieux alternant avec de timides percées du soleil. L’incertitude sur la tenue de la soirée durera tout l’après-midi. Mais l’ancien pilote de ligne Eric Coignat sait analyser les données météo « ça va le faire » ; ça l’a fait. Par contre cette incertitude en aura découragé pas mal, où sont les 2000 personnes qui ont bloqué leur place sur internet, il en manque quelques centaines « pas grave, c’était gratuit… » ; sans commentaire.

A l’entrée du site une fois acheté le badge « J’aime le Jazz à Andernos » on peut découvrir et s’offrir l’ouvrage «Écouter le jazz avec les yeux » des photographes du collectif BlueBox qui collaborent régulièrement avec Action Jazz. Magnifique compilation de photos dont certaines déjà vues sur nos chroniques et articles, prises par Fatiha Berrak, Philippe Marzat, Alain Pelletier et Thierry Dubuc. https://www.facebook.com/BlueBoxPhoto.fr Pour se le procurer : https://kaleidoscopelab.fr/ecouter-le-jazz-avec-les-yeux/ ; indispensable !

Et si on parlait enfin de musique !

 

Géraldine Laurent quartet – Cooking

La dernière fois que nous avions vu Géraldine Laurent en quartet dans la région c’était au festival Jazz 360 où elle était venue présenter son album « At work » ; la pauvre était alors malade et n’avait pu nous montrer son vrai visage, nous offrant tout de même un beau concert. Nous la retrouvons en pleine forme et presque métamorphosée, gaie, heureuse, pleine d’humour dans ses interventions. Avec elle au saxophone alto bien sûr, Paul Lay (prononcer comme l’ail ) au piano, Yoni Zelnik à la contrebasse et Donald Kontomanou à la batterie. Deux Victoires du Jazz pour elle (Révélation en 2008 et album en 2020) et une pour Paul (instrumentiste en 2020), deux sidemen incontournables à la rythmique, voilà une affiche alléchante. Intro solo de Géraldine qui très vite avec autorité lance le quartet à pleine vitesse dans « Next » un hard bop nerveux. Pas de round d’observation, le quartet embarque tout le monde dans son sillage, Géraldine a tant de choses à dire, un jeu flamboyant, jamais exubérant, une généreuse énergie toute en musicalité virtuose. Ils vont nous dérouler l’album de l’année 2020 « Cooking », leur cuisine pleine de saveurs épicées mais pas trop, goûteuse à souhait. Paul Lay est au clavier, on pourrait le reconnaître les yeux fermés, son art de la syncope, ses accords osés, ses silences, ses reprises. Des virgules de piano, des points d’exclamations, de suspension, qui ponctuent le discours lyrique de Géraldine. Tout cela avec la rondeur boisée du son de contrebasse de Yoni, le drumming si créatif de Donald. Le quartet passe de la puissance à la subtilité comme sur ce titre, « Boardwalk » peut-être, qui me fait davantage penser à de la marqueterie qu’à la cuisine, chacun ajoutant délicatement sa pièce, sa couleur. « Call » et une battle-rie avec le sax, « Room 44 » pour finir et son improbable et percussif chorus de piano, le Steinway paraissant posséder plus que les 88 touches réglementaires. Magnifique concert respirant le bonheur de jouer des musiciens. Et à l’ouest le ciel toujours – presque – dégagé alors que le soleil s’y couche. Eric, la moitié du parcours est faite, merveilleusement, il ne peut plus rien nous arriver maintenant.

 

Emile Parisien invite Michel Portal – Sfumato

Autant l’avouer de suite je ne suis pas un inconditionnel d’Emile Parisien, je n’aime pas tout ce que propose ce passionné – il en fait tellement ! – j’avais adoré « Spezial Snack », je goûte moins les duos avec Vincent Peirani (ça me voilà fâché avec la plupart de mes amis ) pareil pour Michel Portal, ce génie touche à tout dont les escapades free ont du mal à m’atteindre. Que vont-ils nous concocter ce soir ces deux jeunes hommes, l’un l’étant depuis plus longtemps que l’autre ? Bientôt 86 ans pour Michel Portal et toujours cette silhouette fine, élégante sous sa crinière blanche. Et cette humilité comme la semaine dernière sur une radio – me racontait mon ami Carlos – où il confiait son stress à l’idée d’aller jouer à Marciac ; Michel Portal, une légende vivante, toujours doutant de lui-même ! Aux premières notes je ne sais pas encore que ce concert va être l’un des plus beaux que j’ai vus depuis longtemps, je ne me doute pas que je vais être emporté, fasciné par ce sextet qui va atteindre les plus hauts sommets. Je ne serai pas le seul !

Emile Parisien au sax soprano et Michel Portal à la clarinette basse, équipage insolite contrasté, sont entourés de Manu Codjia à la guitare, Simon Tailleu à la contrebasse, Roberto Negro au piano et Mario Costa à la batterie. En effet ça sent très bon ! Autant d’artistes qui de leurs pinceaux musicaux vont nous faire naître ce fameux sfumato aux contours certes imprécis mais au résultat plein de nuances. La preuve dès le premier titre où le climat s’installe avec profondeur, l’opposition soprano/clarinette basse s’exprimant sur un fond rythmique orageux. Michel Portal toujours en verve avec son instrument plutôt insolite en jazz et dont il tire paradoxalement des aigus improbables. Le son clair de la guitare vient se mêler au duo où Emile, toujours aussi inspiré, garde une étonnante réserve posturale. Il sera en effet moins exubérant ce soir, plein d’égards avec Michel Portal qu’il guidera discutant certainement avec lui de la place de ses chorus qui seront bien sûr superbes. Certes on le retrouvera plusieurs fois «en position de tir » mais rarement sur une patte. Sur certains titres un groove inexorable s’installera, permettant des rafales de notes dans tous les sens, transperçant nos oreilles pour leur plus grand plaisir. « Sfumato » ce sont beaucoup de compositions de Joachim Kühn, toutes aussi pleines de rebondissements, naviguant entre jazz et musique contemporaine , intégrant des passages binaires de rock redoutables d’énergie communicative ou de rock progressif plus complexes, une richesse incroyable, une musique fertile et innovante.

Voilà le titre historique d’Emile Parisien « Le clown tueur de la fête foraine » (!) ses harmonies de carrousel, sa dramaturgie inquiétante. La rythmique est toujours implacable, la contrebasse inarrêtable, une prouesse, la batterie audacieuse. Piano et guitare viennent se mêler au duo de bois, Manu avec des nappes électros ou des riffs faisant même sursauter Michel Portal. Roberto Negro ne peut s’empêcher de mettre les mains sous le capot de son Steinway mais sait aussi séduire avec des passages jarrettiens plus romantiques. Nous sommes dans les hauts sommets de la musique,  le soleil attendu toute la journée à Andernos est enfin là dans cette nuit froide que nos émotions ne nous font pas ressentir ainsi.

Rappel coquin avec son début free, puis des unissons interstellaires, des démarrages poignée dans le coin, des breaks et des rendez-vous au rasoir. Exceptionnel.

Un cadeau miraculeux que nous ont fait ces musiciens et le festival. Miraculeux oui, car les gouttes commencent à tomber, les dieux aiment le jazz ils auront attendu la fin pour verser des larmes, de bonheur sûrement.

Pari gagné Eric Coignat, merci à la ville, son maire audacieux en tête, merci aux bénévoles, aux techniciens son et lumière au top, merci à ceux qui sont venus montrer leur soutien à la musique vivante. Et rendez-vous en 2022 pour un vrai festival !

Sur le chemin du retour ce seront des trombes d’eau. Miracle on vous dit.