Fred Wesley/ David Krakauer/ Socalled : Du domaine de la liesse

Par Annie Robert, photos Philippe Marzat

Rocher de Palmer / Cenon Bordeaux

Quel détonnant et étonnant équipage que celui qui nous a été proposé ce soir.
Pourquoi donc ces trois là se sont- ils retrouvés et embarqués dans une collaboration que l’on pourrait penser au premier abord improbable ?

Jugez plutôt: deux ardents rénovateurs de la musique klezmer: le clarinettiste virtuose David Krakauer, complice de John Zorn, l’un des inventeurs de ce que l’on nomme parfois le klezmer électro-jazz, et Socalled, DJ québecois, instrumentiste trublion et artiste multi tâches qui appartient à cette catégorie des nouveaux petits génies inclassables révélés sur les scènes hip-hop, inventeur de rythmes déjantés d’un côté et de l’autre Fred Wesley, le pape du trombone, l’un des grands noms du funk (connu pour avoir été le compagnon de route de James Brown, Bootsy Collins et Parliament-Funkadelic), avec son allure de bouddha débonnaire, aux chaussures aussi dorées que le pavillon de son instrument.
Trois influences, trois sensibilités, trois héritages, trois générations aussi….mais surtout trois énergies avec le sens de la fête et l’amour désespéré de la joie.


De la poudre à canon, de la nitroglycérine, du TNT. Un mélange hautement instable et diablement attirant.
Le désormais légendaire Klezmer Madness de Krakauer (Allen Watsky/ guitare Michael Sarin/batterie, Sheryl Bailey/ guitare, Jerome Harris /basse) était renforcé par un duo de soufflants (Garry Winters /trompette, Brandon Wright /saxophone ténor) percutants et de haute voltige, mené par Wesley himself condensant tout l’esprit funky de New York, délivrant telle une offrande une musique fiévreuse et haute en couleur aux confluents de la soul, du hip-hop, du funk et du klezmer. Rajoutez une petite rappeuse pleine de peps (Taron Benson), des voix en cascades et vous avez une dance party réjouissante remplie de folklore yiddish, passé à la moulinette des fanfares de Nouvelle-Orléans et des beats hip-hop.

Un truc à scotcher tout le monde sur place dès le début.
L’un des premiers morceaux s’ornait
d’ un nom révélateur : « We stand Together » … Et comme l’a expliqué David Krakauer en s’excusant pour cette Amérique qui a voté Voldemort :  « Nous sommes ensemble, together, juifs, blancs , noirs, hommes , femmes.. La musique allume le monde, le tire de sa tristesse. »
Allez Spinoza sors de ce corps..  Filons vers le désespoir dans la joie la plus folle ou inversement…

Socalled a ouvert ce bal funk avec une chanson folklorique yiddish, reprise par la belle voix du bassiste et quand il a ajouté une couche de hip-hop synthétisée en dessous, ce qui pouvait ressembler à une incongruité est devenu une évidence. Toutes ces influences, ces multiplicités vivent bien ensemble, se parlent et se rassemblent. Le groupe a développé tout du long du set un son cohérent, puissant, joyeux et nous a capté illico: les gros riffs de trombones de Wesley, les improvisations teintées de Klezmer de Krakauer, la structure funk de la section rythmique, tout cela était d’un équilibre parfait, puissamment dansant où chacun des trois compères avaient une place pleine et entière, chacun exprimant le meilleur de son héritage musical.

                                  

Wesley, toujours en chef d’orchestre expérimenté, appuyé par une batterie solide a su maintenir les forces centrifuges de l’ensemble, les fougues délirantes des uns et des autres tout en injectant une bonne dose d’humour sur des chansons comme Breaking Bread et ldquo House Party. Socalled lui, se révéla l’incarnation de la polyvalence inspirée passant sans encombres de la mélancolie grise à une folie accordéonistique dans la même chanson mais toujours à l’écoute de ses partenaires, sans surenchères, avec un regard surpris d’être là et heureux du résultat.. Et que dire de Krakauer, sinon qu’il fut à la hauteur de sa réputation et des attentes et même bien au delà. Que ce soit dans l’humour de «Mazeltov cocktail party» ou dans les déchirements de mélancolie mauves de «Chanson d’amour sans paroles» il a atteint des sommets de virtuosité, en des solos sauvages et denses mais impeccablement conçus dans les accords du groupe, un pic bien au-dessus de tout ce que j’ai pu entendre sortir d’un instrument à vent. Maîtrisant la respiration circulaire à la perfection, il a ébloui un public pantois qui a regardé ses joues se gonfler comme un soufflet de forge inarrêtable. Du grand art habité de larmes et de sourires mêlés, jamais inutile, jamais vain.


Au bout de deux morceaux, ma voisine a commencé à sentir des fourmis se faufiler dans ses jambes, au cinquième le sol a frôlé l’incandescence, et au sixième toute la salle était debout à sauter dans tous les sens, emportée par un tourbillon de notes, de gaîté et de rythmes. C’était le mariage du cousin, la fête du village, la soirée sous les cerisiers, les chants improbables partagés sous le soleil ou la pluie. Un instant de liesse libérateur sans oublier les travers de la vie mais pour lutter contre. Le premier rappel en soulignera les difficultés avec un mélancolique morceau intitulé «  Lullaby for Charlottesville » et en sublimera l’ivresse avec un bon gros break dance à faire tournoyer les paralytiques.
Dur de se quitter, et un deuxième rappel tout en douceur nostalgique viendra clore le concert avec une chanson des rues d’inspiration yiddish dont nous sortirons émus et heureux.

Abraham Inc et ces trois magnifiques explorateurs annoncent dans la liesse une époque où les frontières vont s’éroder, où le respect mutuel se fera évident, et où des traditions musicales se frapperont de plein fouet sans concession ni appropriation pour créer du neuf, du beau, du fraternel et bon sang, je vous le dis et je me le dis, cette perspective fait du bien!!!

Par Annie Robert, photos Philippe Marzat