Cuvier de Feydeau / Artigues près Bordeaux Bordeaux / 21 novembre 2019

texte : Annie Robert
photos : Philippe Desmond

Les frères Moutin ( François à la contrebasse, Louis à la batterie) c’est un peu comme un dieu Hindou… un visage, deux têtes, quatre bras, quatre jambes, de l’énergie irradiant de partout et la sensation d’avoir un être multiple, hybride et fusionnel en face de soi. Ils forment une section rythmique comme on n’en fait peu, faite par essence pour s’entendre.

Il faut dire que la gémellité aide bien à installer le trouble mais leur capacité à la polymorphie également. On les retrouve dans leur projet commun, en quartet avec Moutin Réunion mais aussi chacun de leur côté en sidemen de luxe avec de nombreux musiciens français ou étrangers. Leur marque de fabrique: puissance, innovation et folie douce ou furieuse en même temps. Ça joue du diable comme on dit.

Ce soir au Cuvier de Feydeau, c’est à deux, mais surtout à cinq qu’il nous invitent à un voyage dans leur dernier disque « Mythical River», un voyage décalé, hors des sentiers battus, semés de grands bois, de cris et d’herbes folles. On s’y perd parfois, on s’y retrouve souvent. Une infaillible énergie et l’idée qu’ils sont infatigables nous propulsent dans un excès assumé.

Ruptures, frisottis et barbelés se succèdent. Le saxophone alto ou soprano de Christophe Monniot, éclate en petits sanglots ou en appels de fauves ronronnants, jamais avare d’impro barrée ou d’aventures sonores périlleuses. Il s’y entend pour secouer encore de son jeu «moderne» un shaker déjà bien agité.


La guitare ô combien virtuose, séduisante de Manu Codja leur tisse des foulards de soie étincelante, des perles colorées et rageuses.( On se prend à regretter qu’elle n’ait pas davantage de place.) Quant au piano élégant, souple, mélodique de Paul Lay, il est égal à lui même avec son jeu subtil, modeste, sans emphase ( j’adore!) et tire le groupe vers un groove puissant qui se faufile comme la coccinelle de Gotlib au détour des portées.

 

A la batterie Louis Moutin est impérial… rythmiquement toujours en place mais aussi toujours inattendu, fluctuant, jamais dans le confort et pourtant dans le soutien. Il nous gratifiera dans l’avant dernier morceau d’un long solo  d’enfer. C’est bourré d’électricité, de la braise en barre, du nickel chauffé à blanc dans lequel François Moutin à la contrebasse, avec son touché détaché, créatif se complaît avec bonheur et rejoint son frère dans une rythmique effrénée et surtout inventive.

Des moments à deux ( l’impro des jumeaux comme ils le disent autour de Wayne Shorter) des moments à trois ( basse / batterie/ piano), des réponses sax/ guitare délicieuses nous offriront des moments précieux et intelligents. Le troisième morceau entre Orient et Occident, bref et dense avec des pulsation sur les peaux, des vibrations de cordes et des petits souffles, révélera une écriture serrée, expressive, un caravansérail mystérieux et le 4° sous une pluie calme d’un piano debussyen se transformera en une parade bruyante et folle, largement épanouie.

Il y a dans ce quintet une véritable «expertise», des musiciens d’une folle compétence qui cherchent à se surprendre, s’émoustiller, se répondre…mais, car il y a un mais ( désolée!) on a parfois la sensation que le propos tourne un peu à vide. On peut craindre que le brio, ( le « brillo ») la recherche du toujours plus fort, toujours plus vite, toujours plus barré, les amènent à jouer pour jouer, à vivre plus qu’à composer, à s’étonner plus qu’à émouvoir, à démontrer plus qu’à construire… c’est un écueil qu’ils frôlent souvent, dont ils se sortent la plupart du temps mais pas toujours…
Et puis on a la sensation qu’au milieu de ce duo fraternel il n’est pas évident de se faire une place, de trouver un équilibre, une voie, un bout de route, un ton pour les trois autres musiciens.

Bien sûr, on ne va pas bouder son plaisir. Le 6° morceau par exemple d’une structure plus simple, mélodique s’éparpillera en bulles éclatantes, la guitare cintrée, harmonique et tenue de Manu Codja y fera merveille. Tout pour se réjouir.
Les morceaux suivants, dans la même teinte douce amère nous permettront de goûter encore une piano sensible et tendre, un saxophone douloureux et amoureux, d’une belle délicatesse.

Le rappel « In love » une ballade douce et charmante terminera le set avec charme et décalage, dans la séduction d’un groupe à multiples visages comme un dieu hindou, pas simple certes, pas évident encore moins, mais tellement vivant !!

 

 

LJ54-MoutinFactoryQuintet-MythicalRiver.jpg

L’essentiel du concert joué au Cuvier avec les cinq même musiciens