Mike Stern

« Echoes and other songs »

 

par Ivan-Denis CORMIER

Adolescent, Mike Stern écoute Jimi Hendrix, Jeff Beck et Eric Clapton. Une fois assimilé ce qu’il juge exploitable il explore méthodiquement le jeu de Wes Montgomery, de Jim Hall. Admis à la Berklee, il jamme avec les futures stars, vit pour la musique à défaut d’en vivre. Il « perce » à l’âge de 22 ans dans le groupe Blood Sweat and Tears, s’installe à New-York où il marque les esprits. David Sanborn, Joe Henderson font appel à lui. Les années 80 le projettent dans les plus hautes sphères. Choisi par Miles Davis, n’a-t-il pas contribué à relancer la carrière et la production discographique du géant en perte de vitesse ? Ses premiers albums en tant que leader, Neesh (1983) et Upside Downside, (1986) font l’effet d’une bombe. Le souffle de la déflagration initiale n’est jamais totalement retombé, car depuis, Mike a tout de même engrangé six nominations aux Grammy Awards.

En soixante-et-onze ans d’existence marqués par d’innombrables collaborations avec l’élite du monde musical, des tournées incessantes, Mike Stern a toujours pris le temps de composer, de tester des idées nouvelles et d’immortaliser des moments forts de son parcours. Chacun de ses projets discographiques a son utilité et son charme ; c’est le dernier en date qui nous parvient. Pour la première fois, Mike invite sa compagne Leni Stern, elle aussi guitariste, férue d’instruments à cordes et de musiques originaires d’Afrique Occidentale.

En juillet 2016, Mike avait trébuché sur des matériaux de construction qui jonchaient la rue en la traversant pour héler un taxi. Outre deux épaules cassées, cette lourde chute avait également sectionné un tendon : sa main droite recroquevillée ne pouvait plus actionner le médiator. Une tragédie pour un guitariste dont l’extraordinaire coordination main gauche-main droite, la force et la finesse du toucher avaient contribué à asseoir la réputation. Mais la ténacité triomphe de l’adversité : s’il manie à nouveau le médiator en le collant parfois à son doigt ou à un gant, Mike a retrouvé toutes ses sensations et sa dextérité. A ces qualités d’instrumentiste s’ajoutent l’énergie, l’inventivité, la souplesse, une adaptabilité à tous les styles, un phrasé et un son reconnaissables entre mille.

Travailleur infatigable, musicien accompli, très exigeant d’abord envers lui-même, il se démarque aussi par son côté humain, son humilité et sa sensibilité, son amabilité, faisant invariablement preuve d’une empathie et d’une sincérité qui suscitent respect et affection. Sa voix chaleureuse et sa façon de parler très rythmée, souple, déliée, limpide et proche de la poésie anglophone ou du rap, les accents toniques propres à la langue anglaise se trouvant comme par hasard pile sur les temps forts de son discours, l’accélération naturelle sur les syllabes non accentuées gardant un tempo quasi-constant. Pourquoi insister sur ces caractéristiques vocales ? Parce qu’elles affectent son style : dans la plupart des titres, en réponse à une remarque ou une question d’un autre instrument, Mike Stern lance une vraie conversation et développe chaque idée avec brio. Chaque morceau est un échange. Contrairement à d’autres enregistrements où la virtuosité, la difficulté technique et la performance primaient, celui-ci est apaisé, serein, la part laissée à chaque intervenant apparaît équitable, l’écoute mutuelle exemplaire.

Si vous avez aimé ses précédents enregistrements, tous aussi créatifs et emblématiques, vous adorerez celui-ci, intitulé Echoes and Other Songs, car il s’inscrit dans une parfaite continuité. Même énergie, même amour des formes et de la finition. Poursuivant son exploration systématique de ce genre fusion dont il est l’un des tout premiers à avoir jeté les bases, il sait quels traits stylistiques il doit privilégier pour rester proche des musiciens de jazz qu’il adore. On notera l’évocation discrète de la soul music de la Tamla Motown qu’il entendait à la radio dès son plus jeune âge. Tout cela fait qu’au fil de l’album nous entrevoyons quelques « spots » secrets, teintés d’exotisme et connus des seuls spécialistes, bien que le plus souvent nous soyons amenés à cheminer dans de vastes paysages, entre gratte-ciels New-Yorkais et désert d’Arizona.

Les nappes du clavier réalisées en live par Jim Beard, la longue résonance des instruments à cordes vous enrobent. Mike joue parfois des parties batterie. Tout récemment, il a modifié son jeu principalement pour des raisons physiologiques. Ce qui le caractérisait jusqu’en 2016 c’était la fougue de longues envolées lyriques qui allaient crescendo, des chorus qui invitaient à hurler de joie. Deux mois après son accident, ayant perdu la fluidité d’antan, son phrasé semblait plus agité. Pour l’artiste qu’il reste, il faut faire avec, transformer ce léger handicap en choix esthétique : le moment était venu de privilégier la douceur, la rondeur et la clarté.

Pour cet enregistrement en studio, deux formations ont été constituées, chacune rassemble des individualités référence absolue pour les musiciens du monde entier : pour la partie jazz, Chris Potter, symbole de l’excellence, souvent décrit par ses pairs comme le meilleur saxophoniste au monde, Christian Mc Bride, le contrebassiste le plus admiré (à juste titre) sur la scène internationale actuelle. Antonio Sanchez, rythmicien d’exception qui épouse parfaitement les contours des phrases assignées à chacun des musiciens et produit des drum fills extraordinaires. Pour la partie fusion, Richard Bona au chant et à la basse, Dennis Chambers à la batterie et Bob Franceschini au soprano ou au ténor. Il y a également l’adjonction d’un percussionniste, Arto Tunçboyacian, d’instruments à cordes africains joués par Leni. Enfin, saluons Jim Beard, superbe producteur, compositeur, arrangeur et claviériste, qui peu après avoir accompagné ce projet avec l’efficacité dont il était coutumier disparaît soudainement, le 2 mars 2024, à seulement 63 ans.

1 Connections Une courte introduction jouée par Leni Stern embraye sur du pur Mike Stern. rythme plus latino que d’ordinaire : fidèle à ses propres formules et à son style assez volubile, il construit et organise tout son discours selon une architecture d’une logique implacable, donc prévisible. Cela fonctionne, qui peut lui en vouloir ? Les surprises viennent de la formidable improvisation au saxophone ténor d’un Chris Potter incandescent, explorateur toujours aussi inspiré, exprimant la quintessence d’une composition qui n’est pas la sienne.

2 Echoes Un rim-shot lancinant, variante de la cloche à vache chère aux latinos, sur un motif à la basse électrique répété comme en écho lancent une rythmique à la fois musclée et très aérée. les nappes de Jim Beard en arrière-plan font durer chaque harmonie au maximum, jusqu’au changement de mesure, les notes se posent doucement, un brin de mélancolie dans la mélodie Improvisation tonitruante du saxophoniste Bob Franceschini.

3 Stuff Happens (littéralement = il se passe des trucs) signifie « tout peut arriver », sans doute un doux euphémisme mis pour « shit happens », en référence à l’accident de 2016. Comme toujours, le bonheur vous enveloppe, la plénitude vous envahit La basse donne le ton et précipite le tempo avant l’exposition du thème. Un son d’orgue Hammond derrière la mélodie principale lui donne son élan et sa luminosité, on remarque des décorations tandis qu’une suite d’accords chaleureux nous emporte, ponctués par un double point d’exclamation, la signature de fin du thème qui pourrait évoquer le badaboum fatidique. Si l’on pense aux conséquences de la chute c’est moins marrant, mais l’artiste la tourne en dérision. Le swing, le groove, le back beat, appelez-le comme vous voulez, est bien entendu toujours là en arrière-plan, constant et réconfortant. Le rythme est communicatif, le jazz s’appuie un mouvement perpétuel qu’on intériorise jusque dans les breaks et silences, pour peu que l’on compte les temps en anticipation de la reprise. Être parfaitement synchronisé, accompagner le groupe en marche sans trébucher suffit à satisfaire l’auditeur (« Il en faut peu pour être heureux… »).

4 Space Bar Enorme ! la rythmique funk a un petit côté gigue/country rock, les appuis sont typiquement Stern avec les intervalles inattendus, des modulations qui rendent la mélodie intéressante. L’orchestration est riche, la texture dense. Tout le monde garde en mémoire le Stern compétiteur embauché jadis par, entre autres, Billy Cobham, Jaco Pastorius, les frères Brecker, Steps, Steve Smith, Vital Information, l’extra-terrestre qui se déchaîne pendant de longues minutes sur un tempo d’enfer, écrasant et écœurant les guitaristes lambda à court de bras et d’idées. La postérité ferait bien de retenir en premier lieu ses leçons d’élégance et de rigueur, quand devant des juges il exécute sans faute une espèce de gymkhana —vous savez, cette compétition chronométrée dans laquelle l’agilité et la rapidité du cheval sont mises à l’épreuve— car à ce jeu il multiplie les médailles d’or.

5 I Hope So Titre chaleureux, très aéré, introduit par Leni, a de magnifiques parties chantées par Mike et Richard Bona. Une orchestration fournie étoffe le chant, avant que n’intervienne l’instrument roi, la guitare, mais celle-ci reste au service du climat instauré dans l’introduction. Effectivement, la douceur et la clarté dominent. De brèves ponctuations magistrales au synthétiseur par Jim Beard, également au piano tout au long du morceau.

6 Where’s Leo introduit des chromatismes assez inquiétants, on imagine la colère et l’angoisse de parents qui cherchent leur enfant, du moins c’est mon interprétation du titre. Les instruments manifestent une nervosité qui dure certes le temps d’une chanson, il y a également des cassures rythmiques évoquant la musique des Balkans, les improvisations exploitent un mode hispano-arabisant, avec des un Bob Franceschini rageur, aussi incisif que s’il combattait un adversaire agile et dangereux.

7 Gospel Song est traité avec douceur et ferveur comme le serait un hymne religieux, une facette à redécouvrir d’un artiste qui est aussi un penseur, à la fois proche du sacré et du profane. Il ne sera jamais gourou ni racoleur, seulement humble et rassembleur, désireux de nous mettre dans tous nos états.

8 Crumbles Une courte introduction imitant steel guitar, banjo et washboard évoque au tout début le Mississipi ou le Bayou, soudain le temps se suspend dans un silence pesant d’où surgit un synthétiseur crépusculaire et lointain, quelques notes de piano éparses, un chorus de basse (un thème émietté, d’où le titre?). Puis s’installe un rythme latino saccadé qui instaure un climat étrange comme si l’on naviguait entre chien et loup dans un espace inconnu, comme si l’on entamait un voyage vers l’inconnu traversant la brume, les tempêtes. Selon Mike c’est Jim Beard aux claviers qui apporte cette couleur au morceau. Il avait mis sa « patte » au service de musiciens de premier plan et sa participation à ce projet est d’autant plus émouvante qu’il n’en verra pas l’aboutissement : sa disparition à 63 ans en mars 2024 est une immense perte. Clavieriste de Steely Dan, il avait jadis fait partie du Mahavishnu Orchestra, avait accompagné John Scofield et Pat Metheny, enregistré avec Wayne Shorter, Dave Liebman, Michael Brecker…

9 Curtis rend discrètement hommage à Curtis Mayfield, dont les tubes (comme Move On Up, plein d’énergie et d’optimisme, composé il y a cinquante ans), comportaient de larges parties instrumentales capables de galvaniser encore aujourd’hui tous ceux qui les entendent. On relève une curieuse façon de marteler des paroles, de sautiller en évoquant tous les styles dérivés du gospel et du RnB. Un petit rebond sur la caisse claire et le titre s’achève sur une pointe de reggae.

10 Climate Un des titres les plus surprenants de l’album, une progression harmonique simple mais peu conventionnelle nous berce, un climat méditatif s’instaure. Au milieu, un chorus de contrebasse virtuose sur un rythme binaire, très inhabituel aussi. L’interaction entre les instrumentistes est proprement stupéfiante

11 Could Be La coloration bluesy de ce thème à la mélodie fracturée à la Thelonious Monk fait place à l’improvisation plutôt bop vigoureuse, une articulation parfaite, évidemment. Wow !

Chord tones : Tout(e) guitariste digne de ce nom se signale par sa façon de faire sonner chaque accord, sa façon d’en enchaîner plusieurs en dessinant une ligne directrice (chez Wes Montgomery cet aspect de sa musicalité a stupéfié tous les guitaristes existants) Le son de Mike a dès le départ intégré cet élément, cela paraît tout simple mais la direction que l’on donne à une phrase définit la personnalité d’un musicien. Réécoutez le riff de basse qui introduit Echoes, une descente décisive, sans ambiguïté, sans aucune incertitude. Tout cheminement trouve son aboutissement.

En explorateur Mike va chercher les intervalles qui tuent, puis s’exercer à les inclure dans son phrasé pour que chaque cellule rebondisse sur la suivante et produise un effet rythmique totalement entraînant. Le flux ne doit s’interrompre qu’une fraction de seconde pour reprendre de plus belle, comme si l’on tendait le témoin au coureur d’un relais. Cette fluidité s’obtient au prix d’un long travail quotidien, d’abord avec, puis sans le métronome : la synchronisation parfaite avec les autres musiciens est capitale. Notre perception d’un écart minime entre trois ou quatre instruments est très fine, surtout depuis que grâce à l’outil informatique, la micro-chirurgie intervient dans toutes les productions phonographiques récentes en studio ou en live. Nous nous sommes habitués à entendre des enregistrements où le moindre accroc a été réparé. Même si nous ne parvenons pas à identifier le ou les coupables, nous reconnaissons d’emblée un flou, une imprécision ou une erreur.

Mike Stern avoue avoir eu le trac avant d’enregistrer, se demandant si ses compositions réussiraient à inspirer ses partenaires, si le résultat plairait au public. Oui, assurément. Echoes and other Songs a été réalisé par des musiciens hors pair après seulement deux répétitions, dont une sans Chris Mc Bride. Il regorge de trouvailles et de spontanéité et mérite de nombreuses réécoutes détaillées. Il restera longtemps un album captivant et séduira plusieurs générations.

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