Par Alain Bonneau, photos Alain Pelletier.

Concert OARA au théâtre Molière, jeudi 16 novembre 18h30

Quatre robots occupent le centre de la scène : Un robot habillé en soldat donne de sa voix stridente, un cochon blanc bien propre grouine à qui mieux mieux, un chien hystérique meurt à grands éclats de rire, se roulant en tous sens, tandis qu’un automate à l’allure féminine semble rire aussi mais tente par ses gestes de s’imposer. Les quatre robots finissent par se gêner mutuellement, dans leurs mouvements désordonnés, puis se désactivent alors même que Bernard Lubat et son fils Louis Lubat interviennent puissamment, respectivement au piano et à la percussion.

… Insensiblement se crée une seconde atmosphère où la musique se fait moins réactive et colérique, plus intérieure : humanité retrouvée. Fabrice et un acolyte traversent alors la scène avec de petits drones volants, grésillants et palpitants, à peine plus gros que la main : ils les lâchent dans l’espace, tels des enfants qui jouent… catastrophe : deux bolides aériens s’entrechoquent, tandis qu’un troisième se catapulte dans un tambour. Bernard, visiblement déçu de leur issue tragique, leurs ailes en lambeaux, s’en débarrasse et en parfaite connivence avec son fils, tous deux reprennent rythmes et mélodies improvisées, le cours de la vie en somme, dans une écoute délicate…

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… mais deux bras articulés issus de l’industrie se réveillent de leur léthargie, et « décident » de gratter et frotter les cordes du piano, de frapper les tambours, dans un ballet de contorsionnistes… Les deux musiciens, patients et peu enclins à être dérangés, tentent de composer avec. Les bras robotisés, enveloppés de rythmiques fluides panachées de sonorités multicolores, finissent par abandonner. Un chien robot à la voix radiophonique se dresse soudain au-dessus du clavier, décidé à répéter inlassablement sa ritournelle…

Bernard essaie une improvisation sur le motif, mais le chien est sourd, inconditionnel de sa rengaine… il finira… dans la poubelle ! « Expérience » en miroir pour un poupon automatique au grésillement irritant, que le pianiste compatissant avait pourtant essayé de bercer : placé délicatement toutefois… ah, les symboles et l’empathie involontaire !

L’instant suivant, ce sont des collections de mots, écrits en grand nombre : “robotique », « idée » « technique » « musique… » qui fusent, giclent, rebondissent et défilent avec des accélérations variées, sur le fond du décor, portés ou détournés par le flot musical.

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Un petit objet turquoise flanqué de deux cerceaux rouges – tel deux « grands bis » emboîtés – s’immisce alors sur les planches : il dessine quelques arabesques, indifférent au pianiste qui s’invente, déambule comme dans une hésitation et … décolle soudain, bifurque de façon improbable vers nous, les spectateurs … revient sur « ses » pas et fonce comme un missile vers le piano, stoppe juste au-dessus, comme en apesanteur…et se crache ! Bernard et Louis, désabusés, continuent de jouer. Mais la lumière s’efface, presque totalement : c’est alors qu’une cymbale de Louis « décide » de vivre sa vie, allant se promener toute seule, tintinnabulant joyeusement… elle est la Reine de Pique de Lewis Carroll…

Un des tambours trouve la fugue subtile et prend sa suite : il oublie sur le champ son ancien maître et égrène seul sa rythmique endiablée. Le batteur boudé tente de le rattraper, dépité de voir « ses » instruments s’émanciper ; il veut le stopper, lui frapper la peau, le bloque fermement entre ses jambes, mais l’esclave affranchi campé sur ses deux roues, modifie son équilibre et lui échappe comme une anguille, à chaque nouvelle tentative. Un « cloud » de fumée blanche envahit à ce moment la scène : le piano et Bernard disparaissent… et comme par magie, noire, surgit un monstre trapu aux perçants yeux rouge laser : pas menaçant toutefois, il paraît « lui » aussi occupé à « sa » propre rêverie, se déplace au hasard et semble discuter tout seul ; il sort côté cour…

… bientôt suivi d’un programmeur qui, comme extrait d’un film de Monty Python, traverse la carte postale en courant derrière son robot, … il parle dans un micro…

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La seconde partie quitte le burlesque des corps et prend l’esprit à partie : Un homme se présente alors sur scène avec son ordinateur portable et s’y installe : Bernard est seul désormais à son clavier (on apprendra plus tard que Louis a été happé par un autre concert) : de belles musiques aléatoires, sans gamme précise, glissent sous ses doigts. Mais peu à peu, un sentiment de gêne, puis de curiosité envahit l’oreille : Bernard semble « surjouer », doubler ses phrases, pourtant pas de façon continue ni parallèle, comme une sorte d’écho intermittent : Marc Chemillier est à l’œuvre, imperceptiblement : son logiciel réinjecte dans les hauts-parleurs quelques-uns des sons que Bernard a joués avant. Ce dernier s’en rend compte, hésite et se lève : tout semble se poursuivre sans lui, le style est calqué, mimé, un ersatz qui se joue de son atmosphère… de sa pensée !

Bernard semble tout d’abord écœuré… on imagine pour lui : « à quoi bon jouer si le logiciel fait la même chose ? » mais il se ravise et vient énergiquement reprendre ses droits : il contourne l’algorithme qui prétend « écouter » « analyser » mais copie ! Son jeu éteint est alors placé sur un présentoir, il est devenu prétexte à une imagination débordante, enrichie sans cesse, parodiée.

Un second informaticien tente alors sa chance avec un autre logiciel : celui-ci transforme le son, le transfigure comme avec une vieille platine : Bernard se concentre sur la nouvelle prise en main automatique de son expression… il découvre l’astuce pour s’y adapter, complétant le jeu sans se faire doubler – les machines sont si rapides dans le geste… mais incapables de penser –  il réussit à nouveau à exister, cerné par la horde d’artefacts en manque de rêve.

Mais qui est le vrai musicien ? en quoi l’autre est-il le « faux » ? peut se demander l’oreille. « Qu’est la musique ?» si des automates peuvent la re-produire avec un timbre semblable, des rythmes calqués à la triple croche, allant jusqu’à mimer les infimes variations de tempo, si humaines ? Bernard, défenseur tranquille et obstiné de son expression libre, joue finalement en paix, seul, magnifiquement.

Avec sa voix, peu avant les applaudissements appuyés, il se décide de façon inenvisagée à nous livrer le fruit de ses interrogations : « Le droit au robot implique le droit au doute » L’aphorisme salvateur est libéré… petit haïku à destination des oreilles qui l’attraperont… Lubat parle peu, mais dense !