Rocher de Palmer / Cenon Bordeaux / 29 janvier 2019

Texte :Annie Robert
Photos : Alain Pelletier

L’immense batteur Jeff Ballard (que l’on a vu aussi bien avec Chick Corea que Pat Méthény) figure parmi les batteurs les plus inventifs et les plus aventureux de sa génération, un défricheur de polyrythmes, jamais empêtré dans les conventions. Je l’avais entendu pour la première fois au Festival Jazz360 puis à Marciac l’été dernier, auprès de Brad Mehldau. Il m’avait laissé une impression vive et dense et le sentiment d’une qualité top niveau avec un jeu sûr, à la fois puissant et délicat.
©AP_Jeff Ballard-4004

Jeff Ballard s’est installé à Bordeaux depuis peu et c’est avec une curiosité aiguisée que son «public de proximité» attendait de l’écouter dans ce projet personnel intitulé « Fairgrounds » et que nous découvrons ce soir. En leader affirmé, c’est donc lui qui va lancer ce « Champ de foire » et l’ ancrer dans le ton général: pulsation et inventivité. De la structure et de la non structure, de la mélodie et du hors piste, du synthétique et de la laine brute, du swing imparable et des expérimentations sonores.
Et c’est bien à un champ de foire que nous sommes confrontés, une foire aux virtuoses curieux, aux iconoclastes éclairés car les quatre musiciens sont tous vraiment remarquables (Jeff Ballard, batterie / Lionel Loueke, guitare / Kevin Hays, piano et Rhodes / Chris Cheek, saxophones ).
Il y a dans ce quartet une liberté sauvage, un retour en boucle de l’inattendu où tout se mélange et s’épouse, de la nuit éclairée aux vertiges de la grande roue avec ses hauts- le- cœur, de la pomme d’amour trop douce aux néons roses kitch, en passant par quelques cailloux dans les chaussures et quelques feuilles lancées au vent.
L’inconfort est parfois de mise, mais la curiosité aussi. Les morceaux s’enchaînent deux par deux, avec juste une rupture rythmique
pour la relance mais sans se ressembler jamais. Cela semble être la marque de fabrique, le point central du projet, partout de la collision des genres, de l’exploration en avant toute !!

©AP_Lionel Loueke-4018

©AP_Kevin Hays-4008Ballades à la voix ( Kevin Hays et Lionel Loueke ont de beaux timbres blues ), thèmes funk, sonorités rock, soupçon de pop, d’électronique et de musique ouest-africaine. De l’improvisation, rênes lâchées, avec toutes les chausse trappes, les improbables rencontres et les impasses possibles mais aussi les grâces et les fulgurances ( oh le joli moment japonisant à l’électronique..)
Voici donc un monde particulier, tricoté de clameurs harmoniques, de hérissements d’orties électroniques, de glissements de groove, de mélodies en appel ou en berceuse, de John Coltrane à Paul McCartney, des sautillements de folk ou de rumba dansante au free le plus affirmé. Une sorte de voyage dans le jardin d’ Eden du jazz, dans lequel le groupe semble cueillir des pommes gorgées de styles. Un coup de dent par ci, un coup de langue par là. En avant défrichons le champ de foire, labourons les certitudes, débusquons la cadence, revisitons le glossaire.
Lionel Loueke nous offre des moments d’enveloppements amoureux et tendres, le piano se colore de nostalgie ou d’accords tonifiés, le saxophone s’élance en volubilis bleus et la batterie conforte le ciment du groupe avec une précision, une légèreté admirable. C’est peu dire qu’ils ont tous un sacré talent pour se retrouver sans se perdre.

Tout cela ne laisse pas indifférent. Reste à savoir si cela ne lasse pas un peu…
Chercher pour chercher, décaler pour décaler, surprendre pour surprendre.. Cela suffit il à créer une cohérence, une couleur, une émotion? Eux bien sûr s’amusent, s’épaulent, se construisent et s’enrichissent dans ce laboratoire permanent. C’est indéniable. C’est sans doute essentiel pour que la création vive et que le cerveau musical travaille à donf. Mais le public se sent- il emporté, enrôlé, cajolé ? Pour ma part, je le fus par instant, totalement embarquée dans l’éther à frôler les anneaux de Saturne et par instant aussi je suis restée sur le bord de la route avec l’impression d’avoir vu le catalogue de la Redoute revisité par Jean Paul Gaultier, avec son rien de mauvais goût et d’outrances mais aussi sa drôlerie excessive et son talent.

Peu importe après tout. Les champs de foire aussi ont bien le droit d’avoir des bosses et des creux, ils n’en restent pas moins des terrains de jeux et de joie magnifiques et les laboratoires ne sont pas que des lieux austères.
Fairgrounds, on vous dit !! Fairgrounds !! Allons y et jouons donc. Attention tout de même aux cailloux dans les chaussures,
mais gardons bien les feuilles lancées au vent. Elles portent le souffle.
Bienvenue à Bordeaux Jeff Ballard, à vos champs de foire, vos cailloux et vos feuilles légères!!

©AP_Jeff Ballard-4011