par Philippe Desmond.

Du jazz à la maison

La diffusion en public du jazz prend une multiplicité de formes. Dans les bars, les clubs, les restaurants, les salles de concert, lors des nombreux festivals, souvent l’été, sur des scènes en plein air dans les stations balnéaires ou des villages touristiques, les bateaux de tourisme, que sais-je. Un autre moyen auquel on pense moins c’est le concert privé chez l’habitant. Il s’en déroule quelques-uns autour de Bordeaux et bien sûr ailleurs, mais que je ne fréquente pas, et ce n’est pas le moyen le moins intéressant pour vivre cette musique de près et ainsi l’apprécier d’une autre façon, loin des chapiteaux de 5000 places et leurs écrans géants… Bien sûr me direz-vous tout cela est réservé à une élite, à l’entre-soi. Et bien détrompez-vous. Pour ceux que je fréquente bien sûr ils sont par définition privés, sont invités les connaissances, les amis, les amis des amis (c’était mon cas pour celui dont je vais parler). Quand je dis « invités » ce n’est pas le mot exact car ces concerts sont le plus généralement payants, moins de 20 € et avec la formule de l’auberge espagnole. Et dans le meilleur des cas, comme ce samedi où nous étions quand même 65, les musiciens sont déclarés (voir liens en fin d’article). A Bordeaux il existe aussi une jam gratuite chez l’habitant, chaque mois, sur ce même principe du panier de chacun.

Une terrasse, une grange, un salon (certes assez grand) où on pousse les meubles et où on installe des chaises ou parfois des coussins, deux trois éclairages (ce soir carrément rouges !) des tables pour le buffet et on peut ainsi se lancer.

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Ce soir c’est L… et D… qui nous accueillent par une encore très belle soirée d’été, en ce dernier jour du mois d’août. Ils en sont à leur neuvième concert en cinq ans. Je suis là car je connais un couple présent, leurs voisins, et aussi certains des musiciens amis. C’est ainsi que j’ai été adoubé, mon étiquette Action Jazz étant aussi un bon passeport.

Un quintet unique

C’est la pianiste Valérie Chane-Tef, une musicienne habituée du lieu, qui s’est entourée pour l’occasion d’une formation originale pour un concert qui risque bien d’être un « one shot » ; et ça c’est la mauvaise nouvelle du jour, certes le privilège d’avoir assisté à un moment unique et formidable mais aussi la frustration de ne plus jamais le voir ou que d’autres n’en profitent pas. Mais qui sait ?

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Avec Valérie, son fidèle bassiste d’Akoda, le discret mais efficace Benjamin Pellier, un autre compère occasionnel du groupe François-Marie Moreau, ce soir au sax soprano, à la flûte et au chant et deux musiciens africains, l’un vivant à Londres et l’autre à Lyon : le Gambien Sura Susso joueur de kora et Albert Gnanho batteur percussionniste béninois. Un équipage insolite donc qui augure un concert original. Il le sera ! Si je connais par cœur les trois premiers – du moins le croyais-je jusqu’à ce soir – je n’ai entendu Sura qu’une seule fois lors d’un concert de la chanteuse Chélima (voir article dans ce blog) et je découvre Albert.

Un concert exceptionnel

65 personnes présentes donc qui après un apéritif d’accueil se serrent dans le séjour, les premiers rangs quasiment à touche-touche avec les musiciens. Pour faire découvrir la beauté de la kora, Sura nous propose une première partie en solo où il va aussi chanter.

Loin du jazz ? Pas tant que ça car lui aussi autour d’un thème se lance dans des improvisations ; peut-être pas du jazz mais l’esprit du jazz. La kora est un instrument fabuleux avec sa demi-calebasse et son long manche sur lesquels sont accrochées 22 cordes (ou plus parfois), 11 de chaque côté, constituant une mini harpe pour chaque main. De nombreux jazzmen s’associent avec des koristes depuis quelques années. Sura Susso qui en est un remarquable  – et aussi percussionniste – a ainsi collaboré avec Erik Truffaz.

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Après cette première partie, découverte pour beaucoup, au tour du groupe complet. Premiers titres tirés du répertoire d’Akoda , la kora apportant sa touche délicate et répondant au piano ; une chance et une rareté d’ailleurs que d’entendre Valérie Chane-Tef sur un vrai quart de queue. Des compos qui s’étirent en impros tant la sauce a pris entre les cinq ; c’est remarquable.

Puis des titres chantés par FMM, « Ain’t no sunshine » de Bill Withers bien revisité ainsi que « It’s probably me » de Sting. Un poignant « de l’intérieur » du dernier album d’Akoda (qui passe avec 3 ou 4 autres morceaux régulièrement sur FIP, c’est dire…) dans un recueillement et une écoute qu’on ne trouve pas ou rarement dans les lieux publics habituels. Les musiciens le sentent apprécient, donnent encore plus. D’autres titres de « Muzik pou lo Kèr » d’Akoda  et voilà des compos de Sura Susso, la première assez lente d’une réelle beauté où la kora fait merveille, dialoguant avec le piano et la flûte sur une rythmique posée.

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La seconde va mettre définitivement le feu aux poudres après les quelques mèches allumées précédemment. Pour moi jusqu’à ce jour la kora n’était qu’un instrument dans le registre de la harpe, harmonieux certes mais délicat et mélancolique. Les combats, oui combats, que va mener avec elle Sura, défiant tour à tour Valérie, FMM et même Benjamin vont me faire changer d’avis, ils nous transportent vers des transes et des sommets d’allégresse. 

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On se régale aussi d’Albert et son afro beat impeccable, c’est prodigieux de voir ça, là sous nos yeux. Les musiciens ont décollé, plus rien ne les retient, ils jouent et rient en même temps, je sens ma peau se tendre, mes poils se hérisser. L’assistance aussi a décollé, la joie est communicative.

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L’ovation finale arrive, les musiciens s’étreignent, mais qui a envie que cela s’arrête ? Ni nous, ni eux. Ils jouent pourtant depuis près de deux heures. Ils repartent pour un petit rappel, quoi ? Ils ne savent pas, Sura propose de lancer une impro, on verra bien disent les autres. Cela va durer 20 minutes de climax total, Sura ou Valérie relançant sans cesse, provoquant des questions réponses, des duels homériques ; un engagement total dont la frénésie envahit la noble assemblée, la portant au rouge, déjà bien présent ce soir !

Rarement vu ça et à ce niveau musical, inoubliable.

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Et quelle chance de pouvoir débriefer ce grand moment avec les musiciens autour du buffet que tout le monde avait oublié mais qui maintenant est pris d’assaut. Des musiciens heureux d’autant plus qu’ils partaient dans l’inconnu. Quels artistes !

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Merci vraiment à nos hôtes et à ceux qui comme eux organisent ce type de concerts où tout le monde s’y retrouve, public et musiciens. Alors, qui se lance ?

Liens :

https://clients.sacem.fr/actualites/vos-services-en-ligne/embaucher-des-musiciens-cest-simple

https://www.guso.fr/information/accueil

https://valeriechanetef.com/akoda/

Carte AJ