par Philippe Desmond, photos Olivier Barau et PhD (filage et répétitions).
Rocher de Palmer, vendredi 19 avril 2019.
Un concert de création d’une oeuvre est toujours un moment particulier. Pour les musiciens avant tout, le spectateur lui ne prend aucun risque. Était-ce une bonne idée que de partir dans ce projet, va t-il plaire au public, sommes-nous prêts, toutes ces questions qui n’attendent qu’un jugement qui va arriver, là, très vite. Le verdict va tomber au bout d’une heure trente de concert après une audience où on avait vite compris, aux réactions de la salle, vers quelle peine on allait se diriger : coupables ! Coupables de nous avoir donné tant d’émotion, coupables d’avoir pris un risque musical, coupables de nous avoir embarqué dans des univers de finesse et de délicatesse, coupables d’avoir atteint une osmose totale, coupables de tout ce qui peut faire aimer la musique au plus grand nombre.
Eric Séva a toujours un projet en tête, un sillon à creuser. Cette fois à l’occasion de la réécoute de l’album « Summit » de Gerry Mulligan et Astor Piazzolla sorti en 1974, il a eu envie de reprendre ce projet, de le jouer. Une opportunité – une aide de la SACEM pour écrire de la musique – de pouvoir créer une oeuvre autour de cet album plutôt que de le réadapter s’est présentée et il s’est mis à composer. Le nom du projet « Mother of Pearl ».
Eric Séva c’est notre Gerry Mulligan, saxophoniste comme lui, faisant le grand écart entre le soprano et le baryton, oubliant ténor et alto. Restait à trouver un Astor. Le bandonéon s’est transformé en accordéon et c’est à Daniel Mille qu’il a proposé cette collaboration. Pour la section rythmique, ses fidèles Christophe Wallemme à la contrebasse et Alfio Origlio au piano et au Rhodes et une découverte pour la plupart, Zaza Desiderio batteur percussionniste brésilien vivant en France depuis dix ans.
Après l’écriture, le projet déjà travaillé en amont faisait l’objet cette semaine d’une résidence au Rocher de Palmer avec comme toujours ici des conditions de travail exceptionnelles. Car une résidence c’est du travail, pas une villégiature. Ayant eu l’opportunité d’assister la veille du concert à un bout de répétition et au filage, j’ai pu me rendre compte à nouveau de que cela représente de minutie, de précision, de dialogue entre musiciens, techniciens, le directeur musical Sébastian Danchin.
Un tempo trop lent de 15 points par ci, un désaccord sur le nombre de mesures sur un passage par là, des transitions à travailler, des titres à raccourcir, des ordres de chorus à définir, des placements à changer sur scène jusqu’à des discussions sur le choix des vêtements pour le concert. A la veille de la restitution rien ne semblait encore au point, chaque titre faisait l’objet de remarques, il restait du travail à faire.
Sur scène régnait une ambiance studieuse mais apaisée, des gens à l’écoute les uns des autres, des « tu as raison » plutôt que des « tu as tort ». Des rires même, des plaisanteries. Du sérieux sans se prendre au sérieux. Je me faisais la remarque que le public devrait être obligé d’assister à de telles séances pour vraiment se rendre compte de la quantité de travail que doivent produire ces musiciens aussi talentueux soient-ils.
Tout a l’air si simple le soir du concert, ce n’est vraiment pas par hasard. C’est d’ailleurs presque indécent que le concert soit gratuit – comme la plupart de sorties de résidences qui ont été financées à l’avance – une façon de mal habituer le public et de ne pas lui faire percevoir la valeur de ce qu’il voit et entend. Ce n’est que mon avis mais je sais que bien d’autres le partagent.
Alors ce concert ?
Eric Séva entre en scène seul au baryton et installe l’ambiance de ce grave et chaud velouté. Voilà les autres qui finissent par le rejoindre et de suite un son magnifique qui s’impose , rythmique de dentelle et conversation sax accordéon.. Tiens, le dossier tenues de scène a été réglé, tous en noir sauf le leader en chemise à fleurs. Eric a vite repris le soprano pour dialoguer avec Daniel, déjà des sourires de connivence apparaissent notamment sur le visage de Zaza.
Ce dernier va me subjuguer tout le concert avec un jeu d’une finesse et d’une créativité rares. Influence des rythmes de son pays sans aucun doute, des rythmes dans les rythmes, des accents bien sentis, le soin des détails, un coup de cloche, trois coups de triangle, il invente sans arrêt, il joue la musique.
A ses côtés Christophe Wallemme est uniquement à la contrebasse ce soir pour ce projet acoustique. Il propose une ossature d’une réelle précision avec un son bien rond qu’il agrémente parfois d’effets sur un long et beau chorus notamment qu’il métamorphose ainsi en plein solo. Fondamental pour cette musique mélodieuse, ambitieuse mais tellement accessible, belle prouesse.
Alfio Origlio jongle entre le piano et le Rhodes, proposant des nappes harmoniques et quelques chorus très riches et inspirés.
Le contraste entre les deux claviers en plein morceau est des plus intéressants, nécessaire à cette musique elle même pleine de contrastes. Celui des deux solistes en particulier, quand accordéon et baryton conversent surtout.
Dialogue féminin masculin, la légèreté du premier dans la gamme haute, le coffre du second. Des dialogues mais aussi beaucoup d’unissons, avec le soprano surtout, on ne sait parfois plus qui est qui.
On a évoqué Astor Piazzolla dans ce projet, sa présence est fondamentale dans la couleur de la musique, toujours ce fond de sauce tango, jamais bien loin et magnifiquement souligné par Daniel Mille.
Cette élégance sensuelle, charnelle de ce rythme avec cette mélancolie qui pointe est un peu le fil rouge du concert. Eric Séva, lui, apporte cette touche be bop en prenant souvent la « parole » au soprano où il a tant de choses à nous dire et au baryton qui n’est pourtant pas à priori un instrument de soliste. Il sait le faire vivre, le rendre mélodieux et alerte. Ses compositions sont comme d’habitude ciselées, musicales, mélodieuses et ouvrant de maints espaces de liberté.
Eric voyage beaucoup et il aime faire voyager son public au travers de sa musique, difficile de le classer dans un genre précis du jazz tant son univers est large et ouvert, du cool au funk. Il fait tout simplement (!) de la musique.
Une musique fluide et élégante, variée dans les tempos, dans les climats, toujours accessible je le répète. Quelques témoignages de personnes présentes et novices en jazz le confirment, elles sont parties enchantées ayant été touchées par ces créations.
Public heureux, musiciens heureux, soulagés et aussi très fatigués, quelle réussite cette première ! Que vive ce spectacle ! Bonne nouvelle un disque va être enregistré en mai.
Mais que s’est-il donc passé entre ce jeudi après-midi, ses imperfections et hésitations encore présentes à la fin de la séance et ce concert impeccable. Magie de la scène, talent des musiciens et tellement de travail, pensez-y lors d’un prochain concert.
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