Écouter pour l’instant – Session 3. Bergerac, Queyssac et Monfaucon, 22-24 octobre 2020.

par Philippe Alen, photos Yannick Boudruche et Philippe Alen.

La troisième session d’Écouter pour l’instant s’inscrivait à la fois en contraste avec les sessions précédentes et en continuité avec l’édition 2019. Un habile tuilage de programmation qui a permis de voir et d’entendre Patrick Ingueneau, l’an dernier présent dans Big Rubato, et cette année en numéro de duettiste avec Alfred Spirli, son compère en clowneries musiciennes improvisées dans la fanfare de l’ARFI, Auprès de ma blonde. Quant à Toma Gouband et Olivier Lété, eux aussi de Big Rubato, ils sont revenus cette fois pour nous entraîner dans de tout autres rêveries en compagnie d’Aymeric Avice, soit le trio Ostrakinda. C’était, après le voyage dans le temps – aller-retour –, la traversée de territoires antipodiques, une immersion onirique qui n’entretenait que peu de lien avec ce que l’on avait entendu auparavant.

Patrick Ingueneau(objets, as, vcl, p, requinto) sait diriger – ou toréer – en maestro un verre d’eau ou un réveil-matin ; Alfred Spirli (objets, dms, perc), orchestrateur de prunier, lyrique laveur de vitres, dresseur de mouches, est le clown blanc quand l’autre serait plutôt l’Auguste, mais un Auguste raisonné, presque sobre. Ensemble, ils surprennent la musique là où on ne l’attendrait pas : installés au fond du temple contre l’entrée, dans la fermeture à l’heure de la porte du temple, par exemple, quand la crémone grince, que battent les vantaux ; pointant le nez, hésitante, dans l’ouverture entrebâillée, une spectatrice retardataire se voit offrir un bouquet, entraîner, hilare, dans une danse de salon, après qu’ils eurent parasité, flûte à coulisse et carillon, le discours d’introduction.

Ainsi s’enchaînent, en équilibre sur le fil de l’absurde, discours en yaourt et chansonnette printanière, solos de canne à pêche vibrante et de sac à meuglements, combats de jedis aux sabres-lasers-flûtes – où prend naturellement place une tirade de Cyrano, en cette bonne ville de Bergerac, à deux pas de sa statue –, une romance au requinto traversée d’un vol de tourterelles (« Le printemps donne un air de fête… »), toutes incongruités parmi lesquelles un duo de piano et de saxophone ne paraît pas la moindre.

L’œil est séduit par l’ingéniosité des bricoleurs, le maniement virtuose de ce bric-à-brac de Geo Trouvetout, l’esprit par l’à-propos des enchaînements et l’imaginaire qu’elles ébranlent. Mais c’est un imaginaire matériel dans lequel l’oreille tient la corde, puisqu’il n’est rien qui ne sonne – ou ne sonne pas, et c’est bien là qu’il est question de musique –, qui ne compose rythme et contrepoint. À ce point que le rire est le plus souvent suspendu par l’émerveillement.

À Queyssac, les cloches attendues de sept heures sont prétexte à en rajouter. Des tubes métalliques sont jetés au sol, roulent, s’approprient la volée, organisent le tintamarre. Les mêmes composants prennent un sens nouveau, selon le jour, selon les murs. Le duo de bâtons flûtés devient ici polyphonie pygmée, gesticulations d’agent de la circulation, scansions de pileuses de mil.

À Monfaucon, les musiciens s’éclipsent derrière l’autel, reparaissent par le chœur, reprenant place dans la musique qui les avait attendus. Une ritournelle au piano trouve son contrepoint parfait, rythme, hauteurs, expression, sous la main d’un Spirli laveur de vitres. L’éponge a des soupirs de soprano lyrique. Ingueneau lui répond, ténor au mégaphone : commentaires, interjections… C’est du Tex Avery au ralenti, mâtiné – peut-on le croire – de la poésie lunaire de Harry Langdon. Ce sont d’ailleurs dix bons mètres de pellicule 16mm qui tournoient au bout d’une canne, dessinent les figures que les enfants ne manquent pas de susciter au bout d’un brandon tournoyant dans l’âtre noir lorsqu’ils ont la chance d’un feu de bois. Ces graffitis embrasés qui ne lassent pas les yeux sont ici noir sur blanc des sculptures de ruban qui passent et repassent au-dessus des têtes en un vol d’étourneaux, enveloppent un instant une Vierge, un Joseph sulpiciens, s’enroulent en ressort puis déferlent en rouleaux. Alors, ce sont les Jeux de Pékin, ses fastes enrubannés. Inversant enfin le rituel, c’est de la scène que démarre le rappel, le public entraîné, hilare, par des palmas retournées avant que d’être envoyées.

Ostrakinda – photo Patrick Boudruche

Tout en coq-à-l’âne, de bonds et rebonds, ce duo appelait à sa façon son contraire. Ostrakinda joue la carte de la continuité, de ses effets cumulatifs et d’amplification. Porté par la rythmique obsédante d’Olivier Lété (bg) et Toma Gouband (dms, perc), Aymeric Avice (tp, fgh, trompe) déroule de longues phrases en développant les accords, serrant au plus près la consonance en un épanchement quasi ininterrompu. Un son généreux qui rappellerait pour certains Enrico Rava ou Kenny Wheeler, que la réverbération naturelle épaissit encore, nourrit de l’intérieur des lignes étagées, spiralées, qui strient le vaste volume généré autour de lui. Olivier Lété, assis jambes croisées, recroquevillé sur sa basse y fait lever comme un potier des sons galbés, moelleux, comme incorporés aux gestes horlogers de Gouband. Ostrakinda nous embarque au large, au long cours. Hauturiers, nous embarquons nous-mêmes cette houle par paquets. La mélodie déferle, se développe en tunnels télescopiques, et nous roule dans ses involutions, nous masse sans relâche. Puisque en ces eaux-là, non seulement la mélodie n’est pas bannie mais elle est surpuissante, s’enivre d’elle-même, tentaculaire. À ce jeu, tous trois excellents : Gouband par la variété de ses timbres qui, de la pierre au bois, au métal, chante ses rythmes ; Lété par ses formules où, toujours, une échappée ouvre de biais ses boucles et les déporte, ronronnantes ; Avice, par cette faculté de puiser dans la phrase même sa relance, de renchérir à chaque tour d’une vis sans fin.

Les points de départs peuvent différer – appels de corne et frottements de pierre au sol ; cymbale à l’archet, harmoniques de guitare basse et tenues de trompette, lento, piano ; rameaux secs sur grosse caisse et tuilage des notes longues –, ils conduisent inéluctablement vers un noyau de forte densité. Lorsque le trompettiste embouche un bugle supplémentaire qu’il joue de la main gauche, ce n’est pas tant pour en tirer des effets d’harmonisation, ce qu’il fait aussi, que pour engraisser le son d’un growl bourru et développer un contrepoint. La logique avec laquelle est conduite cette double portée passe de loin son aspect évidemment spectaculaire. De même, la réverbération propre à l’église de Queyssac fut négociée par saturation, le halo sonore devenant partie prenante de la musique, jouant pour elle sa partie et prenant part à l’ivresse induite par le déploiement de ses nappes. Lété y allégea ses tourneries obliques et les assourdit. Les percussions hétérogènes achevaient de susciter le passage au loin d’une caravane où Codona coudoyait Charlemagne Palestine et Manfred Eicher. Inversement, Monfaucon permit à Lété d’emballer sa basse dans un régime que l’on aurait dit de double carburation redoublant la puissance narcotique de cette musique.

Alfred Spirli, Monfaucon – Ph Yannick Boudruche

Chaque soir, Ingueneau et Spirli furent invités à se joindre au trio pour un mariage de la carpe et du lapin. Ce ne furent pas les moments les moins réussis. Élastiques vibrants et gobelets racleurs embarquèrent sur un radeau de fortune pour finir le voyage pleinement intégrés à l’univers d’Ostrakinda. Les rapports cependant pouvaient s’inverser. Queyssac fut le lieu où la pomme de pin raclée sur les carreaux, métamorphosée par les mains magiciennes de Gouband en mâchoire d’âne, les gestes non moins sûrs de Spirli vrombissant, Lété à la brosse, Ingueneau au mégaphone et Avice à la trompette lyrique dispensèrent un finale de toute beauté. Pour le finale des finales, Monfaucon ne fut pas en reste. Avec d’autres outils, des faisceaux de bambous, un râteau-aspirateur-détecteur, une pigne, ce quintet de fortune aboutit à un accord parfait.

« Peut-être n’y a-t-il plus d’endroits sauvages, mais le temps, toujours sauvage et neuf, demeure » écrit Peter Handke. Écouter pour l’instant était ce lieu où prendre la mesure de cette vérité.

Philippe Alen

11/11/20

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