Chroniques Marciennes 2 : Annie Robert, photos Thierry Dubuc    

Marciac 29 juillet  2018

Sur le flanc

Les soirées parfois se ressemblent vraiment : une montée en flèche à ravigoter les fleurs fanées et une redescente en apnée qui laissent un drôle de goût en bouche… Des montagnes russes, en plein Gers .

C’est en effet le trio de Brad Mehldau qui entame la soirée et va rapter sous son aile si personnelle la salle entière, la porter dans les cintres, l’accrocher aux nuages. 
Deux compositions nouvelles, deux morceaux centrés sur le groove, mangés par le rythme formeront son entrée en lice. Son boisé très parlant de la contrebasse, batterie solide, pourtant légère, et piano sans cesse en mouvement vont créer un terrain de jeu triangulaire permanent. Des gouttes de Debussy, des perles de Bach se glissent au détour d’un envol sans que le groove s’en trouve modifié, seulement coloré de neuf. La gamme blues s’évanouit souvent sous les accords baroques, les changements de tempos et les ruptures de style. Notes éparses et accords légers ou frottants. Mais tout nous va. Il y a comme une évidence dans cet échange à trois, une intimité offerte mais pas indécente et un sourire intérieur vraiment généreux. Si le sérieux, la concentration se lisent sur les visages, la jubilation est au bout du tempo. Elle va nous attraper sans effort tellement ces trois là se comprennent, se parlent, et nous parlent.
Mais c’est à partir du troisième morceau, que le trio va véritablement  prendre une couleur plus dense, quittant la superficialité possible du groove pour le groove pour se faire raconteur d’histoire, narrateur de vie. Le temps d’exposition devient plus long, une dose de romantisme se coule et se faufile. Le piano se fait lyrique et frais, renouvelé à chaque mouvement. Quel plaisir de se laisser aller à multiplier les angles d’écoute : aiguiser son oreille sur la contrebasse expressive et mélodique de Larry Grenadier, rebondir sur la batterie aux entrées si variées de Jeff Ballard fer, peaux et cuivres et  passer de la main droite à la main gauche du piano, les sentir virevolter avec élégance, se tenir en suspension réfléchie ou déclamer un ostinato envoûtant et puis  flâner ensuite au milieu de leurs circonvolutions à tous les trois… Tempos parallèles, inversions des rôles, phrases à l’unisson ou que l’on échange les yeux fermés, silences et suspensions partagés. Le regard et l’oreille ont dix accroches, cent entrées, et mille raisons de s’étonner. Jamais d’attendu et pas d’imposture.
C’est à chaque fois un scénario réinventé que ce soit pour ce délicat morceau de Cole Porter, des compos anciennes ou récentes ou les standards pop / flok que Brad Mehldau affectionne.

Un jazz en mouvement, techniquement virtuose et offrant des séquences d’improvisation à rester bouche bée. Mais pas seulement : un propos, un discours, un renouvellement aussi.
Sur le flanc, mais badigeonné de frais et d’énergie, la salle a fini debout, heureuse, comblée par la simple gentillesse d’un Brad Mehldau en espadrilles ( il avait oublié ses chaussures et en était confus) et le talent sans conteste de ce trio de rêve. Un rappel seulement car derrière un deuxième concert à venir.

Changement de point de vue et changement d’esthétique jazz dans cette deuxième partie de soirée. Le saxophoniste Joe Lovano et le trompettiste Dave Douglas avec leurs savoirs et leurs expériences majeures nous proposent un concert autour de  « Scandal », disque paru tout dernièrement en 2018 avec leur quintette Sound Prints.


Une entrée dans un jazz libéré, sans concessions plante le décor d’une harmonie volontairement précaire, ou chacun va exprimer son talent de musicien et se faire sa place.
Il ne s’agit pas de faire beau, de faire plaisir, mais d’aller chercher les marges, d’explorer les angles morts. Les thèmes se retrouvent bousculés, réduits à l’os, bouillis à petits feux dans une drôle de marmite qui mijote du moléculaire plutôt que du pot au feu des familles.

Le groove est pourtant là, tenace, obstiné, rempli de fureurs, de fièvre et d’incongruités grâce à la contrebasse de Yashuki Nakamura (que l’on aurait souhaité plus lisible) et la batterie de Joey Baron. Le piano du jeune  Laurence Fields déroule des volées d’arpèges rapides, des accords décalés qui ressemblent davantage à un exercice d’école qu’à une envie profonde et habité.
Ces cinq là préfèrent sans doute les épines à la rose, le roncier à la mûre et dans la route le bas côté. On comprend la démarche, on approuve la recherche largement. Mais, mais..
Mais on pense à l’évidence au quintet de Miles Davis ( d’ailleurs certains thèmes seront repris) et c’est là que le bât blesse un peu. Car l’essentiel a déjà été fait, le plus puissant a déjà été dit. Et on se retrouve avec cinq très bons musiciens, voués à un exercice de style, un à la manière de.. qui ne renouvelle pas entièrement le genre. Hélas.
Autant la prestation d’Emile Parisien et Dave Liebman il y a deux ans, dans le même angle était novatrice et apportait au free, une décantation sereine; autant ce quintet n’y amène rien de réellement mieux, rien d’imparablement de fort, à part une accumulation d’expériences, remplie de savoir faire, de petites trouvailles parfois ( on ne va pas jeter le bébé et l’eau du bain..!) et quelques instants denses.  Mais cela suffit il pour trouver une couleur, une différence, une existence réelle?

J’ai tenu cinq morceaux (une partie du chapiteau a tenu moins que cela), et fatiguée, sur le flanc , à force d’ essayer de chercher ce qui pouvait m’accrocher, me relier à eux, me porter dans l’émotion et même le drame, j’ai fini par rendre les armes. Trop peu de plaisir, pour trop de blessures.
Une soirée de montagnes russes, en plein Gers !! Fallait vivre ça tout de même.