Chroniques Marciennes 3 : Annie Robert ; pas de photographe accrédité. Photos dossier de presse JIM
Astrada de Marciac 31 juillet 2018
Plus, plus
Même si elle a 20 ans à peine, la jeune Kynga Glyk, belle plante au chapeau mou vissé sur la tête, ne nous propose pas un jazz de tendron. L’étonnement à son égard s’étoffe de plusieurs paramètres : une fille dans le jazz et qui plus est à la basse (les clichés ayant la vie dure, il est des instruments que l’on qualifie d’abord de masculins tout simplement parce que très peu de femmes en jouent) et puis sa façon bien particulière de traiter sa guitare. Bien au delà d’une basse rythmique, elle en fait un animal de rock, de funk, une amoureuse bavarde, un instrument mélodique, voire harmonique sans freins véritables, Jaco Pastorius n’étant pas loin. Ça dépote bien.
La petite a du style et du punch en supplément d’un savoir faire étincelant. Sa basse traitée en douceur apporte de la chair et de la densité, de la délicatesse colorée bleu profond océan. Traitée en furie, elle jaillit en exocet audacieux qui sort de l’écume. Ses doigts se baladent sur le manche avec virtuosité, slaps et frappés, accords et glissandos, elle maîtrise cela à la perfection. C’est une essence profonde qui la constitue. Autour d’elle, son «Daddy» Irek Glyk à la batterie, un sacré «Roland Furieux» concentre des ruptures, des entrées colorées parfois un peu à la limite de la charge excessive, et Rafal Stepien au piano agile déploie un large éventail de styles : romantique, baroque, pop ou rag-time avec un allant et une rapidité de guépard. L’ensemble ressemble cependant plus à un flambant patchwork, qu’à un réel propos de groupe, mais tout cela est porté par une belle énergie, une fraîcheur modeste et un enthousiasme épanoui. On y adhère sans problèmes, avec grand plaisir.
Kynga Glyk assurera seule le rappel assise par terre, comme une enfant qui se raconterait des histoires, planquée sous l’escalier, en confidence. Il y a chez cette jeune fille, un sacré devenir, une très belle promesse et un don de soi réconfortant.
Nul doute, que si les dieux Lares du jazz lui prêtent du temps, elle va faire sa place parmi les plus grand(e)s.
En deuxième partie de soirée… gare à vous, gare à nous, gare à tout!
Sortons les bouchons d’oreilles et protégeons nos fusibles…!! Ça va cramer les tympans, les nerfs et secouer la sagesse des braves. Attention OMNI…Objet Musical Non Identifié… Une claque, un uppercut, un grand huit façon terreur, le sol qui s’ouvre sous les pieds !!
Dès le départ, le quartet pose l’équation de l’ultra rythme : deux batteries – Tom Skinner et Eddie Hick qui vont tenir les halètements, les souffles et la transe dans une gémellité formidable d’entente, d’écoute et de variables. Un exercice casse- gueule qu’ils réussissent avec brio. Sons of Kemet pose aussi l’équation de l’insolite avec le tuba de Théon Cross qui va non seulement tenir la ligne de basse, mais faire bien plus, vrombir comme un animal, transpercer nos cages thoraciques de vibrations basses, renverser les pierres, soulever le sable. Son instrument semble le dévorer tout cru. Un solo très urgemment long et fabuleux, rempli de sueur et de salive nous montrera que ce balourd de tuba a des facettes insoupçonnées et animales. Rajoutons à cela le saxophone amplifié, disturbé, reverbéré de Shabaka Hutchings, terrifiant comme un hurlement de sorcière, argenté comme le dos d’un chat gris. Silhouette longiligne, il en impose. Ses poumons ont le débit d’ une soufflerie de forge alimentée par le respect des anciens et l’exigence des avant-gardes.
Une musique vitale, volcanique, tellurique, un bout de vaudou caraïbe, l’Amok des malais et sa folie primaire sortent de ce shaker. Si vous cherchez le sucre, la logique évidente, la calypso dolente, la joie simple, la structure facile, le modèle jazzy, fuyez vite fait !
Pas d’instruments harmoniques à l’horizon, pas de pauses et pas de répits. Les morceaux s’enchaînent par de simples changements de tempos et le renouvellement des motifs sans que le public puisse reprendre ses esprits. D’ailleurs nos esprits, ont pris le large … Ils se retrouvent happés par les répétitions ad libitum, la transe qui s’installe et les pieds nus qui frappent le sol. Pour ma part j’ai essayé de résister à l’embrasement, de garder mon quant à soi. Enfin, j’ai du Surmoi quand même, pas question de lâcher prise !! Mais peine perdue, le grand flot m’ a engloutie, nous a engloutis. C’est envoûtant, effrayant aussi, comme si on avait la tête en bas, le gosier plein de bière fermentée, la peur des nuits de fin du monde au ras des yeux.
On ne compte plus les motifs, les phrases, les jeux renversés entre ces quatre là, les relances du bout du fer, de la peau ou du tampon, les douces mélopées étrillées, les sons clairs déglingués, scalpés, mâchés.
Cette musique percutante impacte sans nul doute quiconque l’écoute, elle parle à l’inconscient, à la vitalité qui coule dans les jambes, elle nous relie au sol et nous fait décoller vers le ciel. Sons of Kemet enrichit véritablement le jazz, le peint de vives couleurs, tirant vers une modernité réelle proche des soubresauts répétitifs de l’électro, puisant au cœur des racines du monde une force incroyable, un élan perturbateur, une révolte d’empêcheurs de tourner en rond et de fossoyeurs de mondialisation…
On finit épuisés (eux aussi d’ailleurs !) vidés, rendus mais forts !!
Merci grandement à l’Astrada d’avoir osé une telle programmation, une découverte qui laisse des traces, qui nous tient dans ses griffes, par les pieds, la tripe et sa résonance lugubrement brillante.
Un choc plus, plus…