Rocher de Palmer / Cenon Bordeaux / 07/ 03/ 2019

Texte :Annie Robert
Photos : David Bert

Que voilà une mélancolique gourmandise, une bouchée délicate comme un craquelin, aérée, à la fois forte et fondante mais sans sucre excessif, soyeuse en bouche et réconfortante pour l’âme.

Deux générations réunies se produisent ce soir autour de la musique du premier grand homme que le jazz ait consacré et dont la jeunesse et le rire allaient devenir éternels : le grand Satchmo de toutes les légendes, Louis Armstrong himself. Dans une conversation à la fois moderne et élégante, ils s’attellent au défi de repenser son style si particulier tout en y étant fidèle mais sans s’y perdre… ne pas dénaturer tout en restant uniques…Une quadrature du cercle relevée avec brio dans ce concert, illustration de leur dernier disque intitulé Thanks a Million.

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A deux et seulement à deux, piano et trompette, ils vont réussir le tour de force de nous faire revisiter des grands classiques des années trente, des accords de toute éternité, des atmosphères chatoyantes ou tristes, et du swing en coulis de fruits frais. Et voici des morceaux installés au chaud de nos oreilles, que l’on pense connaître par cœur, des petits gimmicks figés mais familiers qui vont resurgir vêtus de nostalgie fugace, de joie pailletée de gris et de groove implacable, tout neufs, tout ripolinés et si tendres.
La trompette haute et claire d’Eric Le Lann se trouble par instants de quelques rubans gris, elle vibre de cette musique écoutée enfant, parfois mordante, parfois infiniment triste, avec un son d’une pureté parfaite et une grâce permanente.

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Quant au piano de Paul Lay, inventif, sautillant, décalé, il force l’admiration par ses audaces, ses hors cadres et sa maîtrise de la discrétion lorsqu’il le faut. Il est un accompagnateur parfait, un improvisateur inspiré, un des meilleurs pianistes actuels. On le savait déjà, cela se conforte encore.

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Le concert s’ouvre avec Dinah, (qu’Armstrong jouait en hommage à Dinah Washington) avec le discours élégant et ciselé du cuivre, accompagné par un piano qui regarde du côté stride avec une basse constante sur la main gauche mais se teinte d’ une modernité claquante.. Puis la sourdine sèche de la trompette et la caresse tendre du piano vont teinter  Mack The Knife  tiré de l’Opéra de Kurt Weil d’une mélancolie déchirante qui lui sied vraiment bien.

Après avoir exposé avec sobriété le thème de Jubilee, Eric Le Lann déroule une improvisation au swing mordant laissant place à un solo moderne que le piano colore de fantaisie au cœur du standard et de sa mélodie mais avec le kaléidoscope des possibles. Tight like this est également revisité par le duo. Expression ample et éclatante de la trompette accompagnée par le piano dans de riches subtilités harmoniques. Tout cela sans ostentation, sans désir de faire du neuf pour du neuf, avec un respect délicat et une liberté réjouissante. Une véritable ode à la nostalgie, mais nourrissante, constructive, plongée dans l’essence enveloppante du cuivre et de l’ivoire avec l’inattendu au coin de la portée. Rien de plombant ou de passéiste.

 Thanks A Million vient ensuite sous la forme d’une douce ballade (alors que Louis Armstrong la jouait sur un tempo de fox trot ) et la couleur se fait rêveuse et enchanteresse. La sourdine de la trompette pare Azalea d’une douce tristesse et le thème de Duke Ellington devient alors un blues suspendu que les harmonies du piano soutiennent et enrichissent en un tendre moment d’évocation. Puis les accents funèbres de St James infirmary s’élancent dans les lumières bleues du plateau comme une brume funeste. On invite l’attente, la crainte, la pluie sur les trottoirs et les amours perdues dans sa mémoire.

Une mention spéciale à deux morceaux originaux. Farewell to Louis d’abord composé par Paul Lay qui célèbre mélancoliquement l’ absent et le souvenir de sa richesse musicale, avec un piano qui court comme de l’eau et ensuite  Louison composé par Eric Le Lann qui se révèle d’une pure simplicité mélodique et ménage un large espace de liberté au pianiste.
Ces deux titres sont un merci infini que les deux musiciens dédient à Louis Armstrong, à son héritage et nous portent dans une intimité bienveillante avec lui. Ce sont deux belles créations.

Deux morceaux de rappel, l’un joyeux et dense l’autre plus crépusculaire et pourtant plein d’espoir concluent cette friandise, ce Noël blanc en mars, cette fraîche madeleine remplie de poussières d’étoiles. La complicité de ces deux musiciens, leur présence à cette musique n’y est pas pour rien !!
Thanks un million de fois pour ce tendre moment.!!

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