par Ivan Cormier, photos Philippe Marzat

Festival Jazz 360, Cénac le 5 juin 2021

Une bonne et belle surprise

Nefertiti se produisait à Cénac dans le cadre du festival Jazz 360. Ce nom, donné il y a sept ans déjà au groupe naissant, exprimait un credo, la volonté de poursuivre le chemin tracé par Wayne Shorter, dont la célèbre et mystérieuse composition interprétée par un 5tet mythique, celui de Miles Davis, faisait table rase des vieilles habitudes d’écriture et mettait quasiment au rancart l’immense majorité des « standards » éculés, sentiers battus sur lesquels improvisaient avec plus ou moins de bonheur les musiciens de jazz de tous âges.

Cette filiation revendiquée tient-elle ses promesses ? Le groupe se hisse-t-il à la hauteur de ses illustres prédécesseurs ? A ma grande surprise, OUI. L’excellence qu’atteignent collectivement et individuellement ces quatre instrumentistes laisse rêveur. Mêlant avec audace et brio la philosophie du jazz, celle de la musique classique et celle de la musique contemporaine réputée d’accès difficile, Delphine Deau au piano et Camille Maussion aux saxophones parviennent à charmer, à stimuler notre intellect et à titiller nos sens.

L’ignoble et grossier sexiste que je suis y voit une sensualité propre à la gent féminine, tandis que le tandem masculin contrebasse-batterie de Pedro Ivo Ferreira et Pierre Demange, tout le monde le sait, n’est pas là pour faire de la dentelle : bien qu’attentifs à l’émotion et à la délicatesse de leurs partenaires, ce sont quand même foncièrement des mecs à poigne !

Sauf que Nefertiti réclame une écoute un tantinet plus subtile. L’alliance du masculin et du féminin conduit naturellement à l’échange des rôles, la pianiste sait percuter et le batteur caresser, la saxophoniste va se montrer capable d’éructer, la contrebasse de bercer. Et nous voilà envahis d’une sorte de plénitude que seuls les grands parviennent à créer. Oubliés, les clichés sexistes ou musicaux, les mièvreries et les platitudes, nous sommes conviés à nous abandonner, à prendre de la hauteur, à contempler, à méditer et à vibrer.

A cet égard, les huit titres qui s’enchaînent sont plutôt éloquents : 1. Vague à l’âme 2. Puzzle 3. Mystérium 4. Follow my lead 5. Hymne à la folie 6. Eva 7. Twelve Tone Trip 8. Contemplation

Le langage est le plus souvent tonal mais il est parfois modal, parfois atonal (T.T.T.). La mélodie tranche toujours clairement sur l’accompagnement même si lui-même peut à l’occasion dessiner une mélodie. L’équilibre sonore de ce 4tet acoustique est parfait. Le souci de varier les timbres, les mouvements, les volumes, les rythmes (sans toutefois se lancer dans des tempos échevelés ou effrénés ou a contrario excessivement étirés) est flagrant. Le désir de surprendre est constant. Le tout regorge d’idées parfaitement intégrées au propos, jamais gratuites ni hors-sujet. Et à l’instar de W. Shorter, nul étalage de virtuosité, chacun est au service de la musique.

Par exemple, le rustre que je suis aussi, habitué à goûter des musiques électriques, binaires, techno et purement mécaniques dont l’attrait repose sur le martèlement de rythmes répétitifs, s’est senti déstabilisé par la métrique de Puzzle. Intrigué, je me suis mis à compter, je croyais avoir trouvé du 7/4 ou alors était-ce du 13/4 ? Bref, j’ai bêtement tenté de rationaliser ce qu’il fallait plutôt ressentir physiquement, sans y réfléchir…

J’ai pu acheter les deux CD du groupe, le troisième est en préparation. Procurez-vous les tous, si vous êtes curieux et si comme je l’espère mon enthousiasme vous a convaincus. C’est beau et créatif, c’est frais, c’est sincère, c’est novateur et bio. Dans le doute, ne vous abstenez pas : allez donc voir et entendre des extraits de ces albums sur leur site.

A défaut de pouvoir décrire exactement en termes techniques la musique de Nefertiti, j’utiliserai une métaphore filée. IMAGINEZ un domaine savamment agencé, dominé par un vaste édifice asymétrique de style résolument contemporain, où chaque détail crée une ambiance, une émotion. Un jardin luxuriant l’entoure d’arômes et d’essences rares, des buttes, des plans d’eau, des faux-plats y sont aménagés, des trompe-l’œil donnant l’impression d’un terrain piégé. Un univers où l’on pénètre avec circonspection, tiraillé entre le désir d’explorer, de comprendre et l’envie de se laisser aller, de savourer. Le site est ouvert à tous et accueille les visiteurs à toute heure du jour et de la nuit. Il est même itinérant, alors n’hésitez pas à sortir de chez vous.