Photo Didier Fréboeuf

Locking Horns – Juillaguet

John Kenny (carnyx, tb), Étienne Rolin (glissotar, bcl, flûte bansuri, perc.).

Studio Juillaguet, 17 mars 2023.

Le studio La Rivière à Juillaguet promettait un « concert surprenant », il le fut. Sous le nom de Locking Horns, le tromboniste britannique John Kenny retrouve Étienne Rolin pour une collaboration au long cours depuis plus de quatre décennies. Poly-instrumentiste et compositeur versatile, ce dernier se présentait pourtant sous son dernier avatar, celui d’un « défenseur et illustrateur » des possibilités d’un instrument d’invention récente, le glissotar1. Pour sa part, John Kenny est désormais connu pour s’être lui-même voué à ressusciter le carnyx, une sorte de trompe vieille de plus de 2000 ans. Ce concert mettait donc en présence le passé le plus lointain avec un avenir que l’on est en droit d’espérer musicalement fécond.

Le glissotar est, à l’instar de son nom, un instrument-valise. Le tar provient du tárogató hongrois, sorte de soprano en bois, non pas percé mais ouvert longitudinalement. L’instrumentiste s’emploie donc à réduire cette fente en abaissant une bande de caoutchouc tendue au-dessus d’elle. Réduisant ainsi la colonne d’air, il trouve donc comme sur un manche de violon toutes les hauteurs possibles et peut produire entre elles le glissando qui lui a donné l’autre partie de son nom, une caractéristique partagée par le carnyx (et le trombone). Étienne Rolin ne s’était pas départi pour autant de son cor de basset ni de sa flûte bansuri, pas plus que John Kenny n’avait relégué son trombone au rang des accessoires.

C’est donc sur une scène où la hure du sanglier qui couronne cette trompe de quatre mètres, jouée verticalement, trônait en majesté, entourée d’une colonne de cymbales et d’un gong, que nos deux comparses ont balayé en un set unique les paysages et les temporalités les plus variés qu’autorisaient les associations multiples de tous ces instruments. D’entrée, John Kenny fit retentir de longs appels au carnyx qui, d’une voix brumeuse, caverneuse, comme venue du fond des âges, répondit une fois pour toutes à la curiosité piquée de l’assistance. En quelques notes pourtant il fit bien davantage en ouvrant un espace purement musical. Espace qui ne relevait plus de l’archéologie – si ce n’est en sondant les couches d’une géologie intérieure aux résonances intimes – et ramenait l’oreille à sa nature d’organe primordial, accordé directement à notre tubulure organique. Le temps d’une pièce, on se découvrait le spéléologue de soi-même. Une expérience propre à colorer ce qui suivrait, un peu comme de déboucher, l’été, à l’issue d’une visite dans les profondeurs de la terre à quelques grotte ornée, quelque gouffre aux concrétions merveilleuses, sur une garrigue ensoleillée et son concert de cigales. Ainsi d’un beau duo de flûtes, bambou paisible et piccolo pépiant ; de folastreries glissantes et coulissantes en solo, puis en duo pour une mélopée délicate bâtie sur des ports de voix agrémentés de trémolos et s’effrita en slaps ; de délicates dentelles de trombone, murmurées sotto voce ; de griseries contenues assez pour ne pas dilapider le fragile capital de départ. Il y eut cette pièce, au cornyx que Kenny joua debout, en écho à une horde de congénères mis en boîte et diffusés comme pour un hallali. De son côté Rolin compositeur, avait aussi ramené, de retour d’un stage commun en Espagne quatre pièces brèves écrites à l’attention des élèves de Kenny, Minute music, reliées par des improvisations certes un peu ébouriffées mais enjouées. Elles mettaient en évidence, en la thématisant, la connivence parfaite entre les musiciens, entre la liberté et la contrainte, le son et le silence, comme une panoplie d’approches, par la plume et par l’oreille, du phénomène, quoi qu’il en soit unique, de la propagation des ondes.

D’autres ondes encore parcouraient ce soir-là l’assistance, qu’à se tenir à Juillaguet, chez Kent Carter et en sa présence, ce concert avaient réveillées, traces vivantes d’un long compagnonnage2.

Philippe Alen

Enregistrées, ces traces sont à retrouver sur le site d’Erol records : cga (free.fr)