Eric Séva et Daniel Zimmermann
Deux souffleurs dans une grange
par Philippe Desmond
Quelque part en Entre-Deux-Mers, dimanche 15 septembre 2024
Il y a près de 60 ans, avec l’organisateur de la soirée, nous usions nos fonds de culottes dans la classe enfantine d’une école girondine toute proche. Savions-nous qu’un soir on se retrouverait pour un concert dans sa grange à écouter deux étoiles comme Eric Séva et Daniel Zimmermann ?
Se retrouver ainsi dans cette grange pour un concert privé avec ces deux musiciens dont l’album « 2 souffleurs sur 1 fil » vient d’être promu « Choc » par Jazz Magazine est un réel privilège ; privé me direz-vous, oui mais ouvert à qui veut, seule la jauge en limitant l’accès.
Ce duo insolite, Daniel au trombone et Eric au saxophone baryton, a la particularité, avant de parler musique, de se prêter à toutes les configurations de lieux. Ainsi en une semaine s’est-il produit dans un séchoir à tabac au festival d’Hure (33) , au Sunset-Sunsidele jeudi, un château la veille et une grange donc en matinée ce dimanche. Et ils joueront dans une église à Fourques (47) à l’occasion du festival Jazz et Garonne le 13 octobre.
Cette grange qui les accueille, accolée à une maison du XVIIIe, sent bon la vie, atelier, garage en temps normal elle bénéficie d’aménagements qui lui permettent de temps en temps d’accueillir une grosse cinquantaine de personnes. On reconnait l’amateur de musique qu’est le maître des lieux, appréciant aussi bien le jazz que le rock ou la chanson française de qualité. Sa taille, son acoustique, son côté vintage, toutes les conditions sont réunies pour y passer un bon moment musical et même davantage, chacun ayant porté de quoi goûter et se désaltérer après le concert. Organiser un concert chez soi se fait de plus en plus, réunir sa famille, ses amis et leurs amis, ses connaissances, est devenue une pratique assez courante appréciée des musiciens, à la rencontre très intime de leur public.
Et si on parlait musique ? Pas un seul micro sur scène, si, celui qui sert à la présentation et encore on pourrait s’en passer. Le concert sera entièrement acoustique, on entendra le son naturel des instruments, le souffle des musiciens, le bruit de la mécanique du saxophone, on sera au cœur de la création.
Création ? Oui, c’est bien du jazz, les thèmes, les mélodies existent mais tous les concerts sont différents. Eric me confie que chaque titre est lancé par un des deux avec une intro que l’inspiration du jour commande ; l’autre l’entend, le rejoint. On sent assez vite à travers quelques notes arriver le thème. L’un s’en empare laissant la rythmique ou le contrechant à l’autre quand soudain on réalise qu’ils ont inversé les rôles, imperceptiblement, un jeu qui continue naturellement. La différence de tessitures des deux instruments s’entend mais s’oublie, les deux s’entremêlent, se fondent l’une dans l’autre. Les improvisations prennent place, on se questionne, on se répond, l’un propose, l’autre suit prenant à son tour l’initiative ; le thème s’éloigne mais pas trop, revient en unisson parfois, la musique vit, se fabrique sous nos yeux, dans nos oreilles, du travail artisanal par deux artistes authentiques. Le répertoire est varié, il mêle des compositions de chacun à des morceaux qui prennent le public par la main, rassurent certains ; « Obvilion », « Libertango », qui ne connaît pas ces thèmes d’Astor Piazzola ? Et « Caravan » de Duke Ellington ? Et non ! Daniel vole au secours de son collègue, sombre troisième tromboniste du big band du Duke, c’est bien Juan Tizol qui a écrit ce monument, rendons-lui grâce de cela. La version de ce jour est sublime de variations de rebondissements, on perçoit le balancement de la caravane qui avance avec sérénité, qui ralentit sous le soleil ou lutte contre un violent vent de sable ; superbe.
Que le jazz est multiple, on en a encore la confirmation ce soir et ce n’est pas le rappel qui va nous faire changer d’avis. Voilà « Indifférence » cette valse musette devenue standard, passée ce soir du soufflet de l’accordéon aux poumons d’Eric Séva et Daniel Zimmermann. De la musique nue, sur un fil, de la musique pure.
Tout s’achève autour d’un beau goûter, du bonheur simple et si important !
Daniel Zimmermann sera au Cuvier de Feydeau à Artigues-près-Bordeaux (33) le 19 octobre dans le cadre d’un Rocher de Palmer Hors les Murs. Il sera en quartet avec son projet autour des musiques de Serge Gainsbourg « L’Homme à la tête de chou in Uruguay »
Eric Séva sera en résidence de création « Et Dieu créa les Femmes » au Rocher de Palmer du 28 au 31 octobre avec concert le dernier jour, le jeudi.