ESPACE CULTUREL DE CRÉON / LA RURAL
vendredi 15 février | 20h30 | Jeudis du Jazz

Par Anne Maurellet, photos Alain Pelletier

Au début, Egyptian Fantasy. Vincent s’assoit : les pieds nus, c’est la simplicité et l’organique. Les notes s’envolent comme une pluie continue si fine : enchaîner les harmoniques pour affoler le saxo d’Emile Parisien. Vincent Peirani tangue, juste un peu, valse au temps de maintenant, là pour entraîner la musique aux mouvements de l’instrument. L’accordéon obsessionnel ensorcèle le saxo, et le serpent fasciné sort du chapeau et se déroule : Emile, le reptile aux mille temps qui se déploient. Juste un peu…Pour commencer. Son corps s’élargit pour offrir son entière place au son.

Avec Temptation Rag d’Henry Lodge, Vincent Peirani laisser chanceler son accordéon : il lui offre au chant les teintes douces de son éventail. Le son s’extrait, poussé à sa plus fine expression par la sensibilité du musicien. Emile s’y glisse d’abord, puis s’y marie… Juste conversation feutrée, à deux voix proches du babillement. Il décolle, Vincent le rejoint. Sidney Bechet l’a joué. On ne s’en étonne pas, mais les compères n’en restent pas là : ils parlent avec une langue à mille volts. Tu veux du rythme, en voilà ! dégagé du délicieux bavardage, élargissant les frontières, les éclatant même : joie d’une liberté encore trouvée. Fantaisie !

Le bal a commencé, bal musette, bal amusé : ils nous enjoient, le public se balance ! Vrai ! Comme une ritournelle, une enfance rattrapée, rappelée, un lieu : c’est un manège enchanteur qui après s’être emballé, ralentit…Trois notes de musique… ils s’arrêtent, reprennent.

Vincent a composé Schuberthauster : il semble que la truite ait laissé place à l’huître à déguster… Vincent utilise l’infime des sons, leur naissance au bord des doigts, leurs infinies possibilités sur l’accordéon. On comprend encore mieux pourquoi il a les pieds nus. Juste un son, et la trépidation des notes, le bruit des touches comme un cliquetis cotonneux, une course d’oiseaux à pattes courtes s’échappant à vive allure sur une plage suspendue.

Ils repartent tous deux, chaque instrument en écho de l’autre. Emile écoute les sons expulsés pour construire des variations infinies. Son corps est l’instrument qui sert la vie des sons. Son regard suit l’inspiration qui agite ses mains. Puis il se tait…Vincent redonne les respirations nourricières. Leur particularité à tous deux, c’est de vouloir entendre la richesse des sons pour les entraîner et partir avec eux plus loin dans les contrées, les univers féériques de la musique.

Deux Merlin enchanteurs.

Vincent déploie alors son accordéon pour inventer une musique familière à l’orgue dans une cathédrale mouvante. Au-delà du jeu, il s’en dégage une quête spirituelle. Un Moyen Âge contemporain. Emile s’y attelle ; ils se rejoignent à nouveau pour une montée céleste, puissante.

3 temps pour Michel P., composition de Vincent Peirani est une petite valse à trois amis -Portal absent, on ne le dirait pas- à peine lancée, nous voguons déjà dans les airs ; Gene Kelly a dû nous embarquer, enfin, Emile, le danseur, jambe relevée. Ils s’amusent tous deux et mettent en joie. L’enfance de l’art. Les lumières se foncent, juste un rai pour que l’accordéon tressaute seul, d’un coup : frétillements, ondes concentriques, Vinent arrache les sursauts et inspire une fois de plus Emile, qui extirpe alors les ondulations de son saxo, ouvre toutes les facettes et repart dans la valse folle. On les verrait faire le tour de la scène, à quelques mètres du sol. Quel sol d’ailleurs ?

Pour la composition de Sydney Bechet, Song of the Medina (Casbah), le voyage est arabe dans la richesse de ses couleurs. Emile le dérape, pour l’emmener plus haut, dans les possibilités de la création et aussi dans le mystère de l’inspiration, habité par la fascination du saxo, fascinant lui-même donc. Vincent le poursuit comme une horde de cavaliers dans ce somptueux désert où les mirages sont des fêtes, les oasis, des bonheurs retrouvés ; heureux de se surprendre l’un l’autre. Les dunes ondulent, les vents soulèvent le sable ocre. Si quelques reptiles attirés par le soleil chatoyant déforment l’irisation des courbes, nous voilà délicieusement perdus dans la tempête musicale qui se lève peu à peu. Air soyeux, grains de musique miroitant à nos oreilles… s’il faut être ensevelis, nous le serons ; heureux dans cette chaleur enrobante, enveloppante. Quelques pulsations, la voix de Vincent venue du fond de son accordéon, prolongement de son âme. Retrouver une nature pulsionnelle à fleur de doigts.

Deux Merlin enchanteurs, vous dis-je.

Anne Maurellet